Légitimité du Conseil constitutionnel et moyens du contrôle exercé : retour sur une analyse récente


Valérie GOESEL-LE BIHAN

Professeur de droit public à l'Université Lumière Lyon 2


Résumé : s'appuyant sur l'analyse critique d'un article récent, cette étude montre que la transposition de la grille des cas d'ouverture du recours pour excès de pouvoir au contentieux constitutionnel par la doctrine dominante n'est pas due à la volonté de cette dernière de légitimer la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Seule cette transposition, enrichie par la prise en compte de certaines techniques développées ou utilisées par les autres cours constitutionnelles et quasi constitutionnelles européennes, permet en effet de saisir les différentes sources d'inconstitutionnalité observables dans la jurisprudence. Sont alors posées les véritables questions que suscitent les relations entre moyens du contrôle de constitutionnalité et légitimité du Conseil constitutionnel.


La question de la légitimité du contrôle de constitutionnalité et celle du juge constitutionnel ont été souvent posées. Michel Troper, en particulier, a synthétisé les termes dans lesquels la première se pose dans une démocratie, et les réponses qui – en plus de la sienne – lui ont été apportées[1]. Quant à la seconde, Louis Favoreu considérait qu'elle tenait à différents éléments, qu'il estimait au nombre de quatre : le système politique et constitutionnel dans lequel le juge constitutionnel s'insère et auquel il s'adapte, les fonctions qu'il assume, la composition de la juridiction et le fait qu'il n'ait pas le dernier mot[2].

Cette dernière question sera abordée ici sous un autre angle, peu traité en France et qui, lorsqu'il l'a été dans un article datant d'il y a quelques années, a donné lieu à une analyse sur laquelle nous voudrions rebondir.

Commençons par la question posée : elle est celle du lien existant entre la légitimité du juge constitutionnel et les moyens de contrôle qu'il utilise.

– Cette question n'est pas abordée par Louis Favoreu. Il considère, examinant le système constitutionnel dans lequel le juge s'insère, que la légitimité peut dépendre de la technique juridictionnelle employée (contrôle diffus ou concentré, contrôle répressif ou préventif) et des caractères mêmes du texte constitutionnel ou des normes de référence (texte trop flou ou trop ancien, ou les deux). Dans ce dernier cas, précise Louis Favoreu,


« il est alors reproché au juge constitutionnel de disposer d'une trop grande liberté d'appréciation compte tenu de l'état du texte ou des normes de référence, et donc de se substituer illégitimement au constituant en définissant lui-même les normes de référence ou en les actualisant »[3].


Seule la part prise par le juge dans la définition des contours du bloc de constitutionnalité est donc prise en compte.

– Cette question est en revanche abordée par Ariane Vidal-Naquet dans une analyse plus récente parue à la RFDA et intitulée « Les cas d'ouverture dans le contrôle de constitutionnalité des lois »[4] : elle y soutient que la transposition des cas d'ouverture du recours pour excès de pouvoir au contentieux constitutionnel par une partie importante de la doctrine constitutionnaliste s'expliquerait pour l'essentiel par la volonté de cette dernière de légitimer la jurisprudence du Conseil constitutionnel. En effet, cette transposition serait à la fois artificielle et constitutive d'une dénaturation de la grille de moyens issue du droit administratif. Et cette auteure de proposer une autre grille, plus propre, selon elle, à décrire la jurisprudence sans emprunter sa légitimité à d'autres.


Cette thèse soulève plusieurs problèmes, qui seront abordés ici crescendo :

– Il faut commencer par faire un premier constat : toute entreprise de systématisation de la jurisprudence du Conseil constitutionnel emporte toujours un effet de légitimation de ce dernier. Aucun travail doctrinal de ce type n'échappe donc à cette critique lorsqu'il porte sur l'objet « jurisprudence du Conseil constitutionnel ». En effet, proposer une systématisation suppose de croire en la rationalité de l'organe qui en est l'auteur et de tenter d'en décrypter les ressorts, ce qui est déjà une forme, même minimale, de légitimation : vouloir dessiner un tableau d'ensemble plutôt qu'égrener des solutions rendues au cas par cas, en d'autres termes, faire le pari du rationnel plutôt que de l'irrationnel constitue une sorte de pré-choix qui, même s'il reste inconscient, n'est donc pas anodin à cet égard.

La preuve en est que toute entreprise de systématisation ne manque pas de heurter ceux qui estiment que la composition du Conseil n'autorise pas une telle croyance, sauf pour l'auteur de cette entreprise à imputer les décisions rendues par le Conseil à son secrétaire général ou à son service juridique. Pour dire les choses clairement, l'incompétence juridique de nombreux membres du Conseil[5] ne pourrait aboutir qu'à l'adoption de décisions irrationnelles, ou, en tout cas, de décisions qui ne s'inscriraient guère « dans une vision globale, consciente et volontariste »[6]. La composition du Conseil serait alors une sorte de trappe à légitimité, qui empêcherait certains de ses autres éléments de se développer. Pour les tenants d'une telle approche, dont Patrick Wachsmann nous semble un bon représentant[7], c'est toute systématisation doctrinale qui constitue en quelque sorte un excès d'honneur pour le Conseil, dont la jurisprudence n'appelle pour l'essentiel qu'une analyse critique.

Grille des moyens de contrôle du droit administratif ou grille propre, peu importe à ce stade. Il n'y a pas, dans l'entreprise de systématisation de la jurisprudence du Conseil, de degré zéro de légitimation.  


– Qu'en est-il maintenant de la thèse d'A. Vidal-Naquet, qui rejette une systématisation doctrinale particulière, celle empruntée au droit administratif ? On rappellera qu'en droit administratif, on distingue traditionnellement les moyens de légalité – que sont l'incompétence et le vice de procédure – et les moyens de légalité interne – que sont la violation directe de la loi, l'erreur de droit, de fait et de qualification juridique des faits et le détournement de pouvoir. Sa thèse consiste dans un premier temps à dénoncer la transposition de cette grille au contentieux constitutionnel par la doctrine dominante[8] comme artificielle et constitutive d'une dénaturation de cette grille. Elle se poursuit par une véritable opération de démystification, l'objectif que cette doctrine poursuivrait sans le dire étant ici dévoilé : il s'agirait d'accorder un supplément de légitimité au Conseil, qui bénéficierait ainsi, par une sorte de système de vases communicants, de celle acquise par la juridiction administrative au cours des deux derniers siècles. Sa thèse s'achève par la présentation d'une systématisation nouvelle qui, propre à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, ne pourrait faire l'objet d'un tel grief.

Même si cette thèse n'a pas eu pour effet de modifier celle des tenants de la transposition, elle est menée avec suffisamment de sens rhétorique et de force de conviction pour mériter d'être étudiée plus avant[9]. Elle repose en effet sur une analyse de la jurisprudence et de la transposition qui nous paraît en réalité contestable, alors même qu'elle s'accompagne d'une dénonciation assez dure de la quasi-mauvaise foi de la doctrine qui y procède : la doctrine dominante malmènerait consciemment la grille transposée et la jurisprudence du Conseil constitutionnel afin de réaliser l'objectif caché qu'elle poursuivrait, celui de légitimer le Conseil constitutionnel[10].

Une telle opinion peut ne pas être partagée et appeler, en plus d'une défense de la transposition, une autre analyse des liens entre les moyens du contrôle de constitutionnalité et la légitimité du Conseil. En partant des différents arguments utilisés par cette auteure, c'est donc une autre lecture de la transposition que nous défendrons (I), la grille proposée par cette auteure pouvant d'ailleurs faire l'objet des mêmes critiques que celles qu'elle adresse à la doctrine dominante (II). La grille du droit administratif remise en selle, la question des liens entre les moyens du contrôle de constitutionnalité et la légitimité reste alors à poser, mais en des termes différents qui permettront d'ouvrir cette Table ronde.


I – La transposition de la grille des cas d'ouverture du REP :

pour une autre lecture de la jurisprudence et de la doctrine


Une autre lecture, que ce soit de la grille transposée (A) ou de la transposition doctrinale elle-même (B), doit à notre sens être préférée. La jurisprudence elle-même doit faire l'objet de choix de présentation différents qui, ne concernant que tel ou tel moyen, ont toutefois une portée plus limitée (C).


a – la grille transposée : pour une autre lecture de son histoire  


Le premier point de vue sur lequel repose l'analyse d'A. Vidal-Naquet consiste à considérer que ces moyens n'existent dans la jurisprudence qu'à partir du moment où ils sont nommés comme tels. Toute autre approche est qualifiée de dogmatique, la doctrine étant accusée de trouver dans la jurisprudence ce qu'elle y cherche[11]. En d'autres termes, certains des moyens du droit administratif n'étant pas contrôlés en tant que tels par le Conseil constitutionnel, sont forcément absents du contentieux constitutionnel. Plus précisément, si l'on prend l'exemple de l'erreur de droit, à partir du moment où le juge ne précise pas qu'il déclare une disposition inconstitutionnelle parce que le motif avancé est entaché d'erreur de droit ou juridiquement erroné, c'est à l'absence de tout contrôle des motifs de droit qu'il faudrait conclure[12]. Le contrôle de la qualification juridique des faits fait l'objet d'un traitement identique[13]. Qu'un contrôle qui relève de ces catégories puisse pourtant être repéré dans nombre de décisions[14] – on pense en particulier au contrôle de l'objectif poursuivi en cas d'atteinte à un droit ou une liberté constitutionnels, objectif qui est expressément qualifié de « motif » dans certaines des décisions rendues par le Conseil[15] – n'est pas pris en compte, et permet à l'auteure de dénoncer le caractère artificiel de la transposition doctrinale.

Une telle approche est singulière : comment maintenir la possibilité d'une radiographie en profondeur des décisions du Conseil si l'analyse des raisonnements du juge n'est perçue que comme un détour permettant de sauver une transposition artificielle[16] ?

Elle ne pourrait de toute façon emporter la conviction que si l'histoire même de la jurisprudence administrative n'obligeait à l'interroger. En effet, l'histoire du recours pour excès de pouvoir montre clairement que certains moyens de contrôle – dont celui de la qualification juridique des faits – ont d'abord été exercés au cas par cas et sans le dire avant que leur exercice soit consacré par un arrêt explicite. Elle montre aussi que d'autres moyens ont d'abord été exercés sous la bannière de moyens plus anciens – telle l'erreur de droit sous celle de la violation de la loi – et n'ont acquis leur autonomie que des décennies plus tard (à la Libération, par exemple, pour l'erreur de droit – pourtant contrôlée dès les années 20)[17]. S'agissant des moyens de contrôle, la chose a donc parfois existé avant d'être dite.

 Cette stratégie qui, hier, a consisté pour le juge administratif à construire progressivement ses moyens de contrôle, ce dernier empruntant souvent divers détours avant de les faire advenir au grand jour, au nom de quoi pourrait-elle être refusée aujourd'hui au Conseil constitutionnel, dont le travail d'élaboration de ses outils n'en est encore qu'à ses débuts ? La jurisprudence de ce dernier témoigne d'ailleurs d'une telle évolution progressive s'agissant d'un contrôle particulier, le contrôle de proportionnalité : ses figures sont apparues au fil de décisions rendues à partir de 1990 avant de commencer d'être systématisées dans la décision Rétention de sûreté de 2008[18].

À cette critique, ajoutons, pour clore ce premier point, que nombre de moyens sont explicitement qualifiés comme tels dans la jurisprudence constitutionnelle, du vice de procédure à l'incompétence, en passant par le détournement de procédure et l'erreur manifeste d'appréciation. L'analyse d'A. Vidal-Naquet n'a de toute façon sur ce point qu'une portée limitée, seuls l'erreur de fait, l'erreur de droit, l'erreur de qualification juridique des faits et le détournement de pouvoir étant en réalité concernés. Une telle analyse empêche également de s'intéresser à certains contrôles, dont celui de la sincérité des lois de finances, dont la parenté avec certains contrôles exercés en droit administratif – on pense, au delà de la qualification juridique des faits, à l'erreur de fait et au détournement de pouvoir – ne peut résulter que d'une analyse approfondie du raisonnement suivi par le juge[19].


Le second point de vue sur lequel repose son analyse, que l'on pourrait qualifier d'historiciste, consiste à considérer que les cas d'ouverture du recours pour excès de pouvoir sont indissociablement liés à leur contexte d'apparition, toute transposition étant par conséquent constitutive d'une dénaturation. La thèse d’A. Vidal-Naquet est en effet la suivante : le Conseil d’État a commencé par être un « administrateur, voire un supérieur hiérarchique » de l’autorité qu’il contrôle[20], rôle que le Conseil constitutionnel n’a évidemment jamais assumé. Les moyens que le premier a développé à partir de l’incompétence seraient indéfectiblement liés à son histoire particulière, au point que toute transposition ne pourrait qu’en dénaturer la logique propre[21].

Sur ce point encore, l’histoire a déjà apporté une réponse. La grille des cas d'ouverture du recours pour excès de pouvoir, considérée – même au delà de nos frontières – comme particulièrement aboutie, a déjà fait l'objet d'une greffe réussie. Elle est en effet utilisée depuis l'origine par les traités communautaires pour le contrôle de la légalité des actes adoptés par les institutions qu'ils ont mises en place [22]. Ici, non seulement les choses sont dites – c'est le traité lui-même qui énumère les différents moyens sur lesquels la Cour est compétente pour se prononcer (incompétence, violation des formes substantielles, violation des traités ou de toute règle de droit relative à leur application, et détournement de pouvoir), mais elles ont tout simplement prouvé la capacité d'adaptation de cette grille à un contexte – tant historique qu'institutionnel – différent : la Cour de justice n'a pas commencé par être le supérieur hiérarchique des institutions qu'elle contrôle, et son contrôle a d'emblée couvert tout le champ de ces moyens[23]. Si l'on y regarde de plus près, le Conseil constitutionnel est d'ailleurs – à ce dernier égard – beaucoup plus proche du Conseil d'État que de la Cour de justice, puisqu'il a également commencé pour l'essentiel par exercer un contrôle de l'incompétence.

Cette capacité d'adaptation permet-elle de dénoncer une dénaturation ? La réponse est, à notre sens, négative.

La première raison en est que cette grille, comme la doctrine administrative l'a montré depuis longtemps, repose, pour ce qui concerne la légalité interne, sur une analyse des différents éléments caractéristiques de l’acte administratif que sont les motifs, l’objet et le but. Or, ces éléments ne lui sont en réalité pas propres :  tout acte, qu'il émane d'une organisation supranationale ou du Parlement, peut faire l’objet d’une analyse identique et, de ce point de vue, la classification des cas d’ouverture être transposée sans difficultés. Tel est bien le génie propre de cette classification, dont la logique dépasse de loin le droit dans lequel son histoire s'enracine.

La seconde raison en est que cette grille, loin de figer les contrôles dans une nature intouchable, confère au contraire une large marge de manoeuvre au juge. Celui-ci conserve en effet, tant dans la définition des contours de chaque moyen que dans l'intensité de leur mise en oeuvre, un pouvoir discrétionnaire. C'est ainsi que, se mouvant dans ce cadre, le juge peut – ce qu'a fait la CJCE – décider de restreindre, dans certains cas, son contrôle de l'erreur de fait aux seules erreurs manifestes[24], initiative que le juge administratif n'a, à notre connaissance, jamais prise. Il peut aussi décider – ce qu'a également fait la CJCE dans le cadre du traité CECA qui réduisait le contrôle de fond de certains actes au seul détournement de pouvoir – qu'une partie du contrôle de proportionnalité (l'inadaptation inexcusable du dispositif à l'objectif poursuivi résultant d'« un manque de prévoyance et de circonspection grave ») relève d'un tel moyen, alors même que celui-ci est principalement cantonné par le juge administratif à des erreurs volontaires[25]. L'essentiel pour le juge est d'éviter l'arbitraire, c'est-à-dire ce qui lui paraît inadmissible à un moment donné et dans le contexte dans lequel il statue, et ses conceptions mêmes peuvent évoluer sans qu'aucune dénaturation puisse être dénoncée. Il peut ainsi, en raison de la nature des actes qu'il contrôle, privilégier les moyens de contrôle objectifs en délaissant ceux subjectifs, ce qu'a fait le Conseil constitutionnel en ignorant – par son silence – le moyen du détournement de pouvoir lorsqu'il est invoqué dans la saisine.

On l'aura compris, cette grille ménage au juge un pouvoir d'adaptation qui lui permet de développer une analyse fonctionnelle des différents moyens dans le respect d'une logique globale qui dépasse le droit dont il a la charge. L'auteure affirme d'ailleurs que « la porosité des frontières entre les cas (...) confirme (...) l'inadaptation de la distinction au contrôle de constitutionnalité des lois »[26]. Si cette porosité est incontestable, il nous semble pourtant qu'elle constitue au contraire un argument supplémentaire en faveur de la transposition, chaque juge étant libre d'adapter la grille aux contraintes, tant juridiques qu'institutionnelles, qui sont les siennes. Ce jeu possible entre les catégories ne peut donc être analysé comme un défaut de cette grille qui rendrait sa transposition inopportune. Il se présente au contraire comme l'une de ses qualités principales qui rend possible une transposition/adaptation.

Mais ce n'est pas tout : à l'autre bout de la chaîne de raisonnement, c'est l'utilisation des limites de l'analyse doctrinale dominante procédant à cette transposition qui pose également problème, nous semble-t-il, dans la thèse d'A. Vidal-Naquet.


b – la transposition : pour une autre lecture de la doctrine qui y procède


Ici, ce n'est pas le point de départ de l'analyse mais son point d'arrivée qui mérite réflexion. Nous partageons en effet avec A. Vidal-Naquet l'idée que, surtout dans les années 90, la rationalisation doctrinale des différents moyens utilisés par le Conseil constitutionnel restait incomplète[27].

Que signifiaient pourtant de telles insuffisances ? A. Vidal-Naquet n'envisage pas que ce soit la doctrine, s'agissant d'un droit en cours de construction, qui doive améliorer ses analyses et proposer une lecture plus complète et plus systématisée de la jurisprudence. Du constat de ces insuffisances, elle conclut à l'absence de pertinence de la transposition alors que la première voie devait tout autant être explorée.

Prenons l'exemple de l'incompétence : A. Vidal-Naquet constate, pour rejeter la pertinence de la transposition d'un tel moyen, que seule l'incompétence matérielle est analysée par la doctrine constitutionnelle alors que la doctrine administrative la distingue de deux autres catégories d'incompétence, celle territoriale et celle temporelle. Si le constat de départ est exact, la conclusion tirée pose en revanche problème. En effet, lorsqu'on analyse plus finement la jurisprudence constitutionnelle, on se rend compte que toutes les catégories d'incompétence y ont en réalité déjà trouvé application [28].

La transposition de la grille n'est donc pas « préservée » « au prix des silences » de la doctrine, ce que soutient l'auteure[29], mais nous semble au contraire confortée dès lors que l'analyse de la jurisprudence est approfondie.



c – la transposition : pour une autre lecture de la jurisprudence


Sur un certain nombre de points plus spécifiques, une autre lecture de la jurisprudence est également préférable. En effet, les conclusions tirées par A. Vidal-Naquet peuvent emporter la conviction du lecteur, alors que les choix de présentation qui les sous-tendent méritent d'être interrogés.


– À notre sens, doivent ainsi être clairement distingués dans la jurisprudence le rejet de l'examen d'un moyen et l'absence – pour le moment – de toute déclaration d'inconstitutionnalité sur son fondement. Or, s'agissant du détournement de procédure, cette distinction n'est pas opérée par A. Vidal-Naquet. Elle écrit en effet que « le Conseil constitutionnel a toujours refusé de censurer une loi pour détournement de procédure » pour illustrer le fait que « certains cas d'ouverture ne se maintiennent dans la transposition qu'au prix d'un effort d'imagination certain »[30]. Le Conseil a pourtant explicitement examiné un tel moyen à plusieurs reprises même s'il n'a effectivement jamais prononcé de déclaration d'inconstitutionnalité sur son fondement. Si elle a raison de rappeler que le détournement de pouvoir n'a jamais été examiné en tant que tel par le Conseil – et donc a fortiori sanctionné – un tel raisonnement ne peut donc à notre sens être transposé au détournement de procédure, dont la jurisprudence a d'ailleurs confirmé par la suite le traitement différent[31].

– À notre sens, doivent également être distinguées les solutions de principe et celles d'exception : l'« essence » d'un moyen du côté du droit administratif ne peut être comparée à ce qui doit davantage être considéré comme une exception du côté du contentieux constitutionnel. Une telle analyse permet pourtant à l'auteure de conclure à la dénaturation du premier. Elle est menée à propos de l'incompétence négative. En droit administratif, selon l'auteure, ce moyen viserait « essentiellement » à sanctionner l'association d'une autre autorité à l'exercice par une autorité de sa compétence[32]. Or, l'auteure cite une décision du Conseil constitutionnel qui va dans un sens différent : le renvoi d'une loi à une loi future – donc le renvoi à une même autorité – y a en effet été sanctionné pour incompétence négative. Le problème est que cette décision est unique[33]. Toutes les autres, très nombreuses, sont du même type qu'en droit administratif[34]. À notre sens, l'essentiel est donc le même, que l'on aborde les berges du contentieux administratif ou celles du contentieux constitutionnel.

On peut d'ailleurs se demander si la définition donnée par l'auteure de ce moyen en droit administratif n'est pas déjà restrictive[35], ce qui poserait un second problème. Une telle question peut en effet être posée à propos d'une autre de ses analyses, celle relative à l'incompétence matérielle. A. Vidal-Naquet soutient qu'en droit administratif, cette dernière n'est admise que lorsqu'une autorité administrative pénètre dans le champ d'une autre autorité administrative. Or, poursuit-elle, en contentieux constitutionnel, un tel raisonnement ne peut être tenu : le législateur est également – ou a également été – sanctionné lorsqu'il pénètre dans le champ d'une autorité de nature différente. Ici, la restriction opérée est pour le moins surprenante : l'incompétence matérielle en droit administratif est traditionnellement plus largement définie. Quid en effet des hypothèses dans lesquelles l'acte administratif relève de la compétence du juge ou, bien entendu, du législateur en application de l'article 34 de la Constitution ? [36].

– À notre sens, doivent aussi être distinguées analyses qualitative et quantitative : la moindre densité du tissu normatif enserrant le législateur[37], incontestable, ne permet pas de conclure à l'absence d'identité de structure entre la loi et l'acte administratif. En d'autres termes, si certains moyens, telle la qualification juridique des faits, n'ont pas vocation à être aussi souvent utilisés qu'en droit administratif, ils ne sont pas pour autant exclus du contentieux constitutionnel[38].

– Doivent enfin être distingués le rare et l'inexistant. Une telle distinction n'est pourtant pas opérée à propos de l'une des figures de la nouvelle systématisation proposée, le contrôle de la cohérence. L'auteure commence par affirmer que ses différents éléments ne sont pas contrôlés « pris isolément » et « ne prendront de sens qu'une fois reliés les uns aux autres » pour indiquer plus loin que cette possibilité n'existe que « rarement »[39]. Or, dans une systématisation doctrinale, il semble que le rare, à la différence de l'inexistant, doive être pris en compte. On en veut pour exemple le droit administratif, où l'incompétence ratione loci, « assez rare » selon les termes mêmes qu'utilise le doyen Vedel dans son manuel[40], est pourtant classiquement étudiée.

Cette dernière observation ne concerne déjà plus la grille du droit administratif, dont la transposition est contestée, mais celle proposée par l'auteure sur laquelle il est temps de se pencher.


II – La grille proposée : pour une critique de la critique


La grille de moyens proposée par A. Vidal-Naquet pour systématiser la jurisprudence du Conseil constitutionnel est la suivante : la légalité externe ne comprendrait que le vice de procédure et l'incompétence négative tandis que la légalité interne se réduirait à un contrôle de la cohérence de la loi, dont les contours ne diffèrent guère du contrôle de proportionnalité. Les deux premiers contrôles sont d'ailleurs également requalifiés – ils sont présentés comme portant respectivement sur la procédure d'élaboration et d'adoption de la loi et sur l'exercice de la compétence législative – mais n'ont pas davantage de contenu différent.

Une telle systématisation pourrait convaincre si les arguments opposés par l'auteure à l'encontre de la grille du droit administratif et de sa transposition, dont certains n'ont pas encore été présentés, ne pouvaient être retournés contre la grille qu'elle propose. D'entrée de jeu, il apparaît d'ailleurs clairement que la grille proposée peut faire l'objet de la même entreprise de démystification que celle à laquelle est soumise la grille des cas d'ouverture : elle « prouve » – tout autant que celle tirée du droit administratif – « que le contrôle exercé par le Conseil répond à une logique » et « affermit » par conséquent « l'exercice du contrôle de constitutionnalité »[41] en mettant en lumière sa rationalité.

Mais avant tout, deux caractéristiques de la systématique proposée posent d'emblée problème :

– En premier lieu, une systématique des moyens de contrôle ne peut être retenue que si elle permet de couvrir l'ensemble des hypothèses rencontrées dans la jurisprudence étudiée. Si tel est le cas de la grille dont la transposition a été contestée, tel n'est pas le cas en revanche de la grille proposée. Quid du contrôle de la violation de la Constitution, qui englobe également le contrôle de la dénaturation d'un droit – contrôle qui s'exerce dans certaines hypothèses où le contrôle de proportionnalité n'a pas pénétré – mais aussi le contrôle de la suffisance de la mise en oeuvre d'un droit-créance[42] ? Qu'en est-il par ailleurs de l'incompétence positive ? A. Vidal-Naquet rappelle les hypothèses dans lesquelles ce moyen n'est plus utilisé : la pénétration de la loi ordinaire dans le champ de la loi organique est aujourd'hui sanctionnée pour vice de procédure[43] et celle de la loi ordinaire dans le domaine du règlement n'est plus sanctionnée dans le cadre de l'article 61[44]. Doivent toutefois être prises en compte les hypothèses d'incompétence territoriale et temporelle qu'elle reprochait justement à la doctrine constitutionnaliste d'oublier. La systématisation qu'elle propose ne peut donc les  passer sous silence [45], d'autant que les dispositions de la Constitution et des lois organiques relatives à certaines collectivités d'outre-mer prévoient expressément qu'une incompétence du premier type, c'est-à-dire territoriale, puisse se produire et être sanctionnée selon des modalités spécifiques[46]. Doivent également être prises en compte les hypothèses d'incompétence positive sanctionnant l'empiètement de la loi ordinaire ou organique sur les pouvoirs du constituant – comme en témoigne une décision de 2007 qui, s'agissant de l'outre-mer, sanctionne pour incompétence l'ajout par la loi organique d'une condition ne figurant pas dans le Constitution[47] – les dispositions législatives des lois organiques étant simplement déclassées.   

Mais ce n'est pas tout : le contrôle de l'objectif poursuivi par la loi en cas d'atteinte à un droit ou à une liberté de valeur constitutionnelle, qui est exercé indépendamment du contrôle de proportionnalité et qui permet, selon le droit concerné, de sanctionner une disposition pour absence ou insuffisance d'intérêt général, n'est pas pris en compte. Équivalent du contrôle européen du but légitime et du premier élément du test de proportionnalité exercé par la Cour constitutionnelle allemande, ce contrôle peut en revanche être considéré comme un contrôle des motifs – de l'erreur de droit ou de la qualification juridique des faits[48].

Restent enfin des hypothèses qui ne peuvent être considérées que comme des erreurs de qualification juridique des faits, en particulier lorsque le Conseil recherche, en cas de privatisation et en application de l'article 9 du Préambule de 1946, si les entreprises concernées ne peuvent être qualifiées de monopole de fait[49]. Or elles ne sont pas davantage prises en compte.

 Ainsi, après le « trop » de moyens que reprochait l'auteure à la grille du droit administratif lorsqu'elle était transposée au contentieux constitutionnel, voici le « trop peu » de moyens pour décrire une jurisprudence dont la complexité ne peut être ainsi réduite. En reprenant la formulation de la critique adressée par A. Vidal-Naquet à la transposition[50], on peut donc juger que la grille qu'elle propose n'est présentable qu'au prix de son silence sur ces points[51].

– En second lieu, une systématique des moyens de contrôle doit également éviter de comporter des éléments redondants. Or, si l'on comprend bien A. Vidal-Naquet sur ce point, elle considère que manque également, dans la grille transposée, un contrôle de l'effet de la loi sur le droit ou la liberté concernée[52]. De façon plus générale, « les effets potentiels » [53] de  la loi n'y seraient pas étudiés. Le problème est que le premier contrôle existe déjà dans le cadre du contrôle de proportionnalité, dont il conditionne d'ailleurs la mise en oeuvre ou l'étendue de la mise en oeuvre. Le juge recherche en effet si la disposition législative met en cause ou met en oeuvre le droit ou la liberté concerné, seule une mise en cause justifiant qu'il en contrôle la proportionnalité. Dans les cas-limites, le contrôle de proportionnalité est réduit à un contrôle restreint de l'adéquation[54]. Quant au second contrôle, il nous semble être partie intégrante du contrôle de proportionnalité au sens strict, la mise en balance des inconvénients et des avantages potentiels de la mesure en constituant le coeur[55].

La prise en compte de l'effet de la loi est donc déjà réalisée et s'opère dans le cadre du contrôle de proportionnalité.


Reste le coeur de notre analyse, à savoir l'effet boomerang des critiques qu'A. Vidal-Naquet adresse à la doctrine. Que reprochait-elle à la grille transposée ?

– En premier lieu, le chevauchement des moyens. Le problème est qu'il en va de même de la grille qu'elle propose : l'incompétence négative peut être constitutive d'une disproportion en cas de conciliation de règles ou de principes de valeur constitutionnelle[56]. Deux des moyens qu'elle distingue, à savoir l'incompétence négative et le contrôle de la cohérence de la loi, se recoupent donc également, ce qui n'est guère étonnant, toute catégorisation suscitant en réalité des problèmes de frontière. Quant au contrôle de l'incompétence négative qu'elle considère comme précédant celui exercé « sur le fond »[57], il emporte également un contrôle de la constitutionnalité interne de la loi. Le Conseil impose en effet par ce biais à la loi de prévoir les garanties de fond ou de procédure qu'il estime nécessaires à la mise en oeuvre des exigences constitutionnelles ou des principes fondamentaux de l'article 34 de la Constitution[58].

- Seconde critique qu'elle adresse à la grille transposée : le choix des éléments et des degrés du contrôle exercé ne serait dû qu'à l'auto-limitation du juge. La grille du droit administratif est donc accusée d'ouvrir la porte au pouvoir discrétionnaire du juge, lequel jonglerait à son gré avec des moyens dont rien, au fond, ne viendrait encadrer la mise en oeuvre[59]. Le problème est que le contrôle de la cohérence qu'A. Vidal-Naquet propose de consacrer en tant quel tel – mais qui n'est qu'un autre nom du contrôle de la proportionnalité[60] – peut faire l'objet d'une critique strictement identique, et même, disons-le franchement, démultipliée. On sait en effet le pouvoir qu'il confère au juge, tant dans la définition de ses éléments et le choix de l'intensité de leur exercice que dans sa mise en oeuvre, est important. C'est même là la principale critique qui lui est adressée, ce pouvoir étant en général considéré comme la cause essentielle de l'imprévisibilité des décisions rendues par le juge constitutionnel. 

– Enfin, troisième critique qu'elle adresse à la grille transposée, essentielle pour notre propos : sa fonction cachée serait de légitimer le juge constitutionnel et le contrôle qu'il exerce en asseyant leur nature juridictionnelle[61]. Quid toutefois de la légitimité conférée par l'exercice systématisé du contrôle de proportionnalité, contrôle qui est aujourd'hui un élément central du patrimoine juridique européen et un véritable standard du contrôle de constitutionnalité exercé sur notre continent ? Elle est sans doute encore plus considérable, étant importée de celle dont disposent les autres cours constitutionnelles et quasi constitutionnelles européennes – dont au premier chef, parce qu'elle en est à l'origine, la Cour constitutionnelle allemande. On l'aura compris : le modèle est simplement différent, mais la légitimité qui s'en évince n'est guère moindre.


Une autre lecture de la jurisprudence et de la doctrine nous semble donc préférable, qui ne conduit ni au rejet de la grille du droit administratif, ni à la proposition d'une grille nouvelle. Quant à lever le voile sur l'objectif poursuivi par la doctrine, qui serait d'accroître – avec force artifices et dénaturation – la légitimité du Conseil, cette entreprise de démystification est à notre sens inutile.

C'est par pragmatisme, lorsque l'on tente de comprendre, puis d'enseigner et de théoriser cette matière que, poursuivant les emprunts explicites opérés par le Conseil, l'on se prend à confronter ce formidable « appareillage logique » – la formule est du doyen Vedel[62] - à la jurisprudence du Conseil. Plus précisément, c'est l'efficacité de cette grille – elle permet, comme l'écrit P. Wachsmann à propos de la jurisprudence administrative, « de saisir l'illicéité où qu'elle se trouve »[63] – qui invite à la transposition. La publication récente des grandes délibérations du Conseil conforte d'ailleurs cette approche. Elle révèle en effet la volonté des membres du Conseil, saisi en 1984 des lois relatives à la limite d'âge dans la fonction publique[64], de laisser ouverte la question de l'admission du détournement de pouvoir comme moyen de contrôle et donc de répondre, par la consécration d'une règle objective, « au plus près du fait » en cause[65].

De plus, la jurisprudence du Conseil a subi et subit toujours sur ce point une double influence, du juge administratif d'une part, de la jurisprudence de ses homologues étrangères et européennes d'autre part[66]. Juridiction française, le Conseil ne peut en effet manquer d'être marqué, en particulier dans ses méthodes, par le droit public français. Mais juridiction constitutionnelle d'Europe, il s'est également ouvert aux méthodes développées ou réceptionnées par ses voisines, ce dont toute l'histoire récente de sa jurisprudence relative au contrôle de proportionnalité témoigne. Son utilisation de l'incompétence négative va dans le même sens : issu du droit administratif, ce moyen lui sert à imposer au législateur une obligation de protection des droits et libertés constitutionnels, qui est l'un des éléments de la théorie allemande des droits fondamentaux et de celle des obligations positives développée par la Cour européenne des droits de l'homme.

Contrairement aux dires d'A. Vidal-Naquet, le contentieux constitutionnel tel qu'analysé par la doctrine ne peut donc être réduit à une « annexe » du contentieux administratif, dont il serait temps de l'émanciper[67]. C'est une voie impure que le Conseil a en effet choisi d'emprunter, à la croisée du droit national et des droits constitutionnels étrangers et européens[68]. Seule la transposition de la grille du droit administratif, enrichie par la prise en compte de certaines techniques développées ou utilisées par les autres cours constitutionnelles et quasi constitutionnelles européennes, permet par conséquent de saisir les différentes sources d'inconstitutionnalité observables dans la jurisprudence et de proposer une systématisation complète des moyens d'inconstitutionnalité qui y correspondent[69].



La grille du droit administratif maintenue et enrichie, les questions que posent les relations entre les moyens du contrôle de constitutionnalité et la légitimité sont à notre sens différentes et nous paraissent d'ailleurs constituer, au delà de la Table ronde qui nous réunit aujourd'hui, un véritable programme de réflexion pour les années à venir.

– Le juge constitutionnel ne demeure-t-il légitime au regard des exigences démocratiques que lorsqu'il exerce un contrôle pour l'essentiel restreint ou son contrôle a-t-il, comme celui du juge administratif, vocation à s'approfondir ? Le contrôle entier, qu'il soit de la qualification juridique des faits ou de proportionnalité, est-il destiné à devenir le contrôle normal, ou doit-il au contraire demeurer dans des sphères d'exception et, dans ce dernier cas, lesquelles ? De façon plus générale, l'État de droit est-il forcément un État de progrès du droit ? 

 À ces questions s'en ajoutent d'ailleurs d'autres, en apparence plus techniques, mais dont la portée reste à mesurer. Le contrôle de la qualification juridique des faits est-il différent dans la jurisprudence du Conseil parce que les faits concernés sont souvent déjà saisis par le droit ? Pourquoi le contrôle de l'erreur de droit n'est-il pas explicitement distingué de celui, plus général, de la violation de la Constitution ? Est-il plus parlant, s'agissant des restrictions apportées aux droits et libertés garantis par la Constitution – plutôt que de recourir aux catégories du droit administratif – de distinguer les contrôles de la justification et de la proportionnalité de la mesure, ce qui permet de faire une place autonome au contrôle du but objectif poursuivi par la restriction et de mettre davantage en lumière les techniques propres à la protection des droits et libertés constitutionnels[70]?

– S'agissant du contrôle de proportionnalité, le Conseil doit-il s'aventurer dans celui de la nécessité, au sens de la décision Rétention de sûreté ? Doit-il, en d'autres termes, rechercher s'il existe un dispositif législatif moins contraignant à la disposition du Parlement, et si oui, dans quelles hypothèses ? Quels doivent être les contours exacts du contrôle de l'objectif poursuivi ? Sur ces deux points, la liste des questions qui se posent est d'ailleurs si longue que nous nous en tiendrons là.

– Quels sont les paramètres qui conditionnent ou doivent conditionner ces choix ? Sont-ils les mêmes qu'en droit administratif ? Quelle est, en particulier, la part prise par les droits européens ? À l'évidence, la comparaison avec le contentieux administratif doit être complétée par une comparaison avec les contentieux européens.

– Quelles données figurent sur tous ces points dans les commentaires faits par les services du Conseil[71] ?

– Y-a-t-il des moyens qui cristallisent la critique politique des décisions du Conseil, qu'elle émane des juristes ou des acteurs politiques ?

– Enfin, pour répondre au regret formulé récemment par Olivier Beaud[72], l'absence – ou du moins l'insuffisance – d'une réflexion théorique sur les libertés publiques en France ne provient-elle pas du fait de la réception progressive par le Conseil constitutionnel de certains éléments de la théorie allemande des droits fondamentaux dans le creuset des moyens traditionnels du droit administratif, réception qui, même s'agissant de sa partie la plus visible – la proportionnalité – reste peu prise en compte par la doctrine[73] ? Cette idée mériterait assurément d'être creusée. Il nous semble toutefois qu'alliant le contrôle de la justification – c'est-à-dire de l'objectif poursuivi – et de la proportionnalité des restrictions apportées aux libertés à celui de l'existence des garanties légales des exigences constitutionnelles, c'est une grande partie de cette théorie – à savoir la proportionnalité et l'obligation de protection[74] – que la jurisprudence réceptionne[75]. Voilà pourquoi – et toujours pour répondre à O. Beaud – en France, la liberté reste la règle et la restriction à la liberté l'exception[76].

Avec plus ou moins de résultats, il est vrai : il ne s'agit là en effet que de techniques. Reste, justement, à savoir comment elles sont mises en oeuvre et si la part de pouvoir discrétionnaire laissée aux majorités successives n'est pas trop importante. En effet, ces dernières années, comme l'a écrit Jean-Marie Denquin résumant la pensée de P. Wachsmann[77], on n'a pu manquer d'éprouver un malaise, « l’arsenal des nouvelles techniques utilisées pour restreindre les libertés » ayant été « plus impressionnant que les efforts faits pour les protéger »[78]. La question se pose donc de savoir s'il ne reste pas de légitimes marges de manoeuvre à la disposition du Conseil, dont celui-ci gagnerait à profiter.



Il est temps de conclure. La description du droit positif constitue déjà une véritable gageure tant la motivation des décisions du Conseil constitutionnel est quasi inexistante sur ce point et les commentaires des services du Conseil laconiques, quand ils ne sont pas tendancieux ou muets. La diffusion d'un tel savoir en constitue une autre, comme en témoigne, entre autres, les articles du professeur Martin Collet commentant la décision du 29 décembre 2012 Loi de finances pour 2013 dans le Monde du 4 janvier 2013 et dans Libération du 22 mars 2013 et intitulés « les sages en font-ils trop » et « le Conseil constitutionnel teste sa légitimité ». Qu'écrit-il dans le Monde ? Que


« jamais auparavant le Conseil ne s'était aventuré si loin dans la mise en cause du pouvoir d'appréciation politique du Parlement. (...) Le Conseil constitutionnel évitait jusqu'alors de se prononcer sur la pertinence des motifs politiques guidant les textes fiscaux (...) Dans sa décision du 29 décembre, le juge va bien au-delà (...) : il n'hésite pas à substituer sa propre vision de l'intérêt général à celle retenue par le Parlement. En annulant la prorogation d'une niche fiscale bénéficiant aux successions ouvertes en Corse, au motif qu'elle ne reposait sur aucun « motif légitime « , il s'octroie le pouvoir de trancher une question politique : celle de l'opportunité de maintenir un avantage fiscal. Ce faisant, il conteste aux élus de la nation le monopole de la définition de ce qui est politiquement légitime »

Sans doute cette décision constitutionnelle permettra-t-elle de prévenir, à l'avenir, certaines dérives démagogiques. Mais la conception de la démocratie qu'elle suggère mérite tout de même d'être interrogée. Gouvernement des juges, dites-vous ? ».

Or, un tel contrôle de l'objectif poursuivi est exercé depuis le début des années 2000[79]. Le Conseil n'a donc pas attendu d'examiner la dernière loi de finances pour l'introduire et, partant, pour tester sa légitimité et pour gouverner[80].

Une fois le travail de description et de diffusion effectué, chacun aura évidemment son propre point de vue sur ce qui est légitime ou non[81]. L'expression de ces opinions devrait toutefois permettre de réfléchir ensemble à la question – trop importante pour être laissée aux seuls membres du Conseil – de savoir quelle doit être la frontière, toujours mouvante, entre le droit et la politique, ou – pour être plus précise – entre la politique saisie par le droit et celle qui lui échappe. La légitimité du juge constitutionnel dépend en effet de la nature et de l'intensité des moyens de contrôle utilisés. Plus ils sont approfondis, plus ils diminuent la marge d'appréciation du législateur et créent un risque d'illégitimité démocratique. Mais moins ils sont approfondis, moins le Conseil peut être considéré comme remplissant sa fonction de protection de la Constitution – et plus particulièrement des droits et libertés qu'elle garantit. Il y a là, pour le Conseil, une marge de manoeuvre dont les contours pourraient être débattus, à défaut d'être objectivement définis.






[1] Une telle analyse est présentée, entre autres, in F. Hamon et M. Troper, Droit constitutionnel, LGDJ, 32ème éd., 2011, p. 70 et s. et M. Troper, « Justice constitutionnelle et démocratie », RFDC 1990 p. 31.

[2] « La légitimité du juge constitutionnel », RIDC 1994, p. 557.

[3] L. Favoreu, op. cit. p. 561 sq.

[4]RFDA 2008 p. 899.

[5] On rappellera qu'elle tient tant à la présence des anciens Présidents de la République qu'à l'absence de toute exigence portant sur la compétence juridique des membres nommés, deux spécificités françaises. Pour une critique récente de cette composition, on pourra se reporter à O. Beaud et P. Wachsmann, « Révisons la Constitution ! En finir avec les impasses de la composition du Conseil constitutionnel », Le Monde du 12/03/2011. 

[6] Telle est la définition de la jurisprudence que donnait D. Labetoulle dans son intervention intitulée « Les méthodes de travail au Conseil d'État et au Conseil constitutionnel » parue in Conseil d'État et Conseil constitutionnel, LGDJ 1988, p. 249.

[7] V. en ce sens son article intitulé « Sur la composition du Conseil constitutionnel », Jus politicum,  2010, n° 5, http://www.juspoliticum.com/Sur-la-composition-du-Conseil.html.

[8] Sont cités en ce sens D. Rousseau, G. Drago, G. Vedel et, pour partie seulement, c'est-à-dire en dehors de ses analyses concernant le contrôle de proportionnalité, l'auteure de ces lignes.

[9] Pour sa prise en compte par le reste de la doctrine, v. entre autres T. Renoux et M. De Villiers (dir.), Code constitutionnel, Litec, 4ème éd.. 2010, L. ECK, L'abus de droit en droit constitutionnel, thèse, L'Harmattan, 2010 et Google Livres, p. 372, et P. Gaïa, « La multiplication des garanties et des juges dans la protection des droits fondamentaux : coexistence ou conflits entre les systèmes constitutionnels, internationaux et régionaux ? Évolution d'une décennie » – Rapport français à la Table ronde internationale de justice constitutionnelle d'Aix-en-Provence (6 et 7/09/2013), AIJC 2013, p. 264.

[10] Sont en effet dénoncés par A. Vidal-Naquet, non seulement le choix par la doctrine d'une « solution de facilité » (p. 901), mais également les « raccourcis commodes », les « silences stratégiques » et les « expressions trompeuses » (p. 905) auxquels elle recourrait. L'« effort d'imagination » de la doctrine est également dénoncé (p. 902).

[11] En ce sens, A. Vidal-Naquet, op.cit. p. 902.

[12] Après avoir rappelé que la doctrine administrative a été élaborée non seulement à partir des « expressions », mais également des « raisonnements » retenus par le juge, l'auteure écrit ainsi que « la distinction des cas d'ouverture dans le contrôle de constitutionnalité des lois gomme totalement » la  « nature empirique » de la doctrine administrative pour préciser : « pas une décision du Conseil constitutionnel se référant à d'hypothétiques « détournements de pouvoir », d'erreurs sur les « motifs » ou sur les « faits » ou encore de « manque » ou de « défaut de base légale », autant d'indices qui ont alimenté la construction de la distinction dans le cadre du recours pour excès de pouvoir » (pp. 900-901).

[13] Le statut de ce moyen de contrôle est toutefois plus incertain. En effet, l'existence d'un tel contrôle dans la jurisprudence du Conseil est, semble-t-il, admise (v. note 75) mais n'est plus prise en compte dans la grille proposée.

[14] En ce sens, v. notre manuel de Contentieux constitutionnel, op. cit. p. 173 sq.

[15] Sur un tel contrôle, v. V. Goesel-Le Bihan, « Le contrôle de l'objectif poursuivi dans la jurisprudence récente du Conseil constitutionnel », RFDC 2014, p. 269 sq. On pourra par exemple se reporter à la décision n° 2000-434 DC du 20/07/2000, Loi relative à la chasse (Rec. p. 107) dans laquelle le Conseil considère « que, si l'interdiction de chasser un jour par semaine ne porte pas au droit de propriété une atteinte d'une gravité telle que le sens et la portée de ce droit s'en trouveraient dénaturés, une telle interdiction doit être cependant justifiée par un motif d'intérêt général ; que constitue un tel motif la nécessité d'assurer la sécurité des enfants d'âge scolaire et de leurs accompagnateurs le mercredi ; qu'en revanche, la faculté ouverte à l'autorité administrative de choisir une autre période hebdomadaire de vingt-quatre heures « au regard des circonstances locales », sans que ni les termes de la disposition critiquée, ni les débats parlementaires ne précisent les motifs d'intérêt général justifiant une telle prohibition, est de nature à porter au droit de propriété une atteinte contraire à la Constitution ».

[16] Pour la critique d'un tel détour, v. A. Vidal-Naquet, op. cit. p. 905.

[17] En ce sens, v. P. Landon, Histoire abrégée du recours pour excès de pouvoir des origines à 1954, LGDJ 1962, p. 132 sq.

[18] Sur cette évolution, v. en particulier V. Goesel-Le Bihan, « Le juge constitutionnel et la proportionnalité » – Rapport français à la Table ronde internationale de justice constitutionnelle d'Aix-en-Provence (4 et 5/09/2009), AIJC 2009, p. 191 sq. 

[19] Sur un tel contrôle, par lequel le Conseil vérifie l'absence d'intention du Parlement de fausser les grandes lignes de l'équilibre déterminé par la loi de finances, v. V. Goesel-Le Bihan, Contentieux constitutionnel, op. cit. pp. 188-189.

[20] A. Vidal-Naquet, op. cit, p. 908

[21] En ce sens, v. A. Vidal-Naquet, op. cit, pp. 900-908. Elle écrit en particulier que « la distinction des cas d'ouverture dans le cadre du recours pour excès de pouvoir s'inscrit dans une perspective historique  que n'offre pas le contrôle de constitutionnalité des lois » (p. 900), pour préciser plus loin que « les cas d'ouverture du recours pour excès de pouvoir ne peuvent se comprendre indépendamment d'une perspective historique : le Conseil d'État fut d'abord un administrateur, voire un supérieur hiérarchique, avant d'être un juge » (p. 908). Elle pousse d'ailleurs son raisonnement jusqu'au niveau des « conséquences pratiques » de la distinction des cas – recevabilité des moyens nouveaux dans le cadre de la distinction des moyens de légalité interne et externe, moyens d'ordre public (p. 901) – et de la sanction frappant l'acte contesté (p. 905). L'indissociabilité engloberait donc également les effets de la distinction, effets qui lui sont « normalement attachés » selon l'expression de l'auteure (p. 905).

[22] Pour un constat identique, v. F. Moderne, « L'intégration du droit administratif » in G. Drago, B. François, N. Molfessis (dir.), La légitimité de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Economica, 1999, p. 79.

[23] Sur cette transposition et sur sa mise en oeuvre, on pourra lire la thèse de D. Ritleng, Le contrôle de la légalité des actes communautaires par la Cour de justice et le Tribunal de première instance des Communautés européennes, 1998, Strasbourg III, non publiée.

[24]Ibidem, p. 413 sq.

[25]Ibidem. p. 191 sq.

[26] A. Vidal-Naquet, op. cit. p. 903.

[27] C'est d'ailleurs cette incomplétude qui explique la rédaction de nombre de nos articles. Sans entrer dans les détails, disons que l'erreur de droit et la qualification juridique des faits étaient pour l'essentiel passées sous silence, l'erreur manifeste d'appréciation étant souvent assimilée au contrôle de proportionnalité. Dès 1997, dans un article paru à la RFDC, nous parlions d'ailleurs, pour stigmatiser cette incomplétude, d'un « impensé doctrinal » à propos du contrôle de la qualification juridique des faits en contentieux constitutionnel, le contrôle de la qualification juridique des faits étant le plus souvent confondu avec l'erreur de fait. On pourra se reporter sur ce point à V. Goesel-Le Bihan, « Le contrôle exercé par le Conseil constitutionnel : défense et illustration d'une théorie générale », RFDC,2001, p. 78 sq.

[28] L'incompétence ratione temporis, qui suppose que le Parlement ait exercé son pouvoir de décision hors session – ordinaire ou extraordinaire – a déjà été examinée par le Conseil. En effet, dans sa décision DC du 30/10/1981, Loi portant abrogation de la loi n° 80-564 du 21 juillet 1980 modifiant les articles 13, 14 et 15 de la loi d'orientation de l'enseignement supérieur du 12 novembre 1968 et portant modification des articles 14 et 15 de ladite loi, il a considéré que la réunion d'une CMP après la clôture de la session extraordinaire et avant l'ouverture de la session ordinaire était conforme à la Constitution, précisant que « si le Parlement ne peut exercer son pouvoir de décision qu'au cours des sessions ordinaires ou extraordinaires, aucune disposition de la Constitution ne fait obstacle à ce que les travaux d'une commission mixte paritaire soient accomplis en dehors des sessions » (Rec. p. 31). Quant à l'hypothèse d'une incompétence ratione loci, qui suppose que le Parlement ait statué hors de son ressort territorial, elle est expressément prévue par la Constitution au profit des collectivités locales d'outre-mer dotées de l'autonomie. À l'article 74 de la Constitution, il est en effet prévu que la loi organique peut déterminer, pour ces collectivités, les conditions dans lesquelles « l'assemblée délibérante peut modifier une loi promulguée postérieurement à l'entrée en vigueur du statut de la collectivité, lorsque le Conseil constitutionnel, saisi notamment par les autorités de la collectivité, a constaté que la loi était intervenue dans le domaine de compétence de cette collectivité ». Cette disposition a d'ailleurs été mise en oeuvre par l'article 12 du statut de la Polynésie française en date du 27/02/2004, article qui précise notamment quelles autorités – locales et/ou nationales – peuvent saisir le Conseil et le délai dans lequel ce dernier doit statuer. Une première décision, mais statuant dans le sens de la compétence du législateur, a d'ailleurs été rendue en application de ce dispositif le 3/05/2007 (Compétences fiscales en Polynésie française, Rec. p. 129). Elle est également mise en oeuvre par les statuts de Saint-Barthélémy et de Saint-Martin (articles LO 6213-5 et LO 6313-5 du code général des collectivités territoriales). S'agissant de la Nouvelle-Calédonie, qui est régie par le titre XIII de la Constitution, la loi organique du 19/03/1999 ne prévoit pas une telle procédure de déclassement, mais une incompétence ratione loci est également susceptible de se produire et d'être sanctionnée sur saisine de l'une des autorités nationales en application de l'article 61 al. 2 de la Constitution.  

[29]Op. cit. p. 902.

[30]Op. cit. p. 902.

[31] Sur ce point, v. la décision DC du 2/07/1986 Loi relative à l'élection des députés et autorisant le Gouvernement à délimiter par ordonnance les circonscriptions électorales (Rec. p. 78) – ce moyen y est examiné dans une subdivision particulière intitulée « en ce qui concerne le grief tiré du détournement de procédure » – et la décision DC du 8/01/2009 Loi relative à la commission prévue à l'article 25 de la Constitution et à l'élection des députés (Rec. p. 36). Postérieure à l'article commenté, cette dernière confirme explicitement l'admission d'un tel grief en concluant que « le grief du détournement de procédure doit être écarté ».

[32] A. Vidal-Naquet, op. cit, p. 904.

[33] Il s'agit de la décision DC du 29/07/2004, Loi relative à la protection des personnes physiques à l'égard des traitements de données à caractère personnel (Rec. p. 126) dans laquelle le Conseil juge que « qu'en l'espèce et eu égard à la matière concernée, le législateur ne pouvait pas non plus se contenter, ainsi que le prévoit la disposition critiquée éclairée par les débats parlementaires, de poser une règle de principe et d'en renvoyer intégralement les modalités d'application à des lois futures ; que, par suite, le 3° du nouvel article 9 de la loi du 6 janvier 1978 est entaché d'incompétence négative ».

[34] Sont alors sanctionnés des renvois – implicites ou explicites – au décret, à la négociation collective ou au juge, comme en témoigne encore une décision récente relative au portage salarial en date du 11/04/2014 (JORF du 13 avril 2014, p. 6692). Pour davantage de développements, v. V. Goesel-Le Bihan, Contentieux constitutionnel, op. cit., p. 160 sq.

[35] Dans son manuel, R. Chapus définit en effet ce moyen de façon plus large comme désignant l'hypothèse dans laquelle une autorité administrative, loin d'empiéter sur la compétence d'une autre autorité, reste en deçà des limites de la sienne » (Droit administratif général, Montchrestien, 1991, p. 705). Quant à G. Vedel et P. Delvolvé, ils écrivent qu'« une forme spéciale d'incompétence se trouve dans les hypothèses où l'agent méconnaît sa propre compétence, par exemple, en s'estimant lié par l'avis d'un organe consultatif  au regard duquel il est en réalité libre (...) ou en se déniant à tort le droit de réformer la décision d'un inférieur ». (Droit administratif, Puf, 9ème éd. 1984, pp. 782-783).

[36] Pour une analyse de ces hypothèses, v. entre autres, G. Vedel et P. Delvolvé,ibidem., p. 782.

[37] A. Vidal-Naquet, op. cit., p. 906.

[38] Sur ce point, v. V. Goesel-Le Bihan, RFDC2001, p. 78 sq., et Contentieux constitutionnel, op. cit., p. 179 sq.

[39] A. Vidal-Naquet, op. cit., p. 912.

[40] G. Vedel et P. Delvolvé, op. cit., p. 783.

[41] A. Vidal-Naquet, op. cit., pp. 905-906.

[42] Le contrôle de la dénaturation vise les droits récemment introduits dans la Constitution et dont cette dernière prévoit explicitement que leurs conditions d’exercice ou leurs limites doivent être définies par le législateur. Ce renvoi, effectué par le constituant en connaissance de cause – c'est-à-dire postérieurement au développement de la jurisprudence du Conseil – témoigne d’une volonté de laisser au législateur une marge plus grande d’appréciation. Le Conseil se contente alors d’exercer un contrôle de la dénaturation. Il s’agit là d’un contrôle de l’atteinte portée à la substance même de ces droits, qui se rattache davantage au contrôle de la violation de la Constitution. Le droit d’accéder aux informations relatives à l’environnement détenues par les autorités publiques est en particulier concerné. L’article 7 de la Charte de l’environnement prévoit en effet que les « conditions et les limites » de son exercice sont définies par la loi. Dans la décision DC Loi relative aux organismes génétiquement modifiés du 19/06/2008, le Conseil a donc considéré que le législateur, en ne prévoyant pas que le registre national des parcelles cultivées en OGM devrait comporter les informations relatives aux études et tests préalablement réalisés sur les OGM, « n’a pas dénaturé le principe du droit à l’information qu’il lui appartient de mettre en oeuvre » dès lors que les avis du Haut conseil des biotechnologies rendus sur chaque demande d’autorisation en vue de la dissémination d’OGM sont publics (Rec. p. 313). Quant au contrôle de la suffisance de la mise en oeuvre des droits-créances, il ne permet que de censurer le dépassement d'un seuil minimal de protection. Tant que le législateur ne descend pas en deçà de ce seuil, il n'est pas considéré comme portant atteinte au droit concerné et peut donc fixer les modalités concrètes de sa mise en oeuvre en toute opportunité, sauf si elles sont considérées comme des garanties légales insusceptibles d’être abrogées ou modifiées. Le contrôle exercé sur le droit à la santé – qui doit être concilié avec l’exigence de valeur constitutionnelle d’équilibre financier de la sécurité sociale – en constitue un bon exemple. Ce droit n’est pas considéré comme violé par la mise en place d’une franchise annuelle laissée à la charge des assurés sociaux pour certains frais de santé, dès lors que son montant et le niveau des plafonds, qui seront fixés par voie réglementaire, n’en remettent pas en cause le principe (déc. DC du 13/12/2007, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2008, Rec. p. 448). Pour plus de développements, on pourra se reporter à V. Goesel-Le Bihan, Contentieux constitutionnel, op. cit., p. 207 sq.

[43] A. Vidal-Naquet, op. cit., pp. 910-911. Il faut toutefois préciser que cette jurisprudence n'est que récente, la sanction pour vice de procédure ayant progressivement remplacé celle pour incompétence, initialement retenue. 

[44]Op. cit., pp. 905-911.

[45] On ne comprend d'ailleurs pas très bien si le contrôle de l'exercice de la compétence comprend ou non l'incompétence positive. A. Vidal-Naquet commence en effet par l'intégrer, en indiquant que « l'incompétence positive est finalement peu condamnée », l'examen de l'exercice de la compétence permettant « essentiellement de sanctionner l'incompétence négative du législateur ». Elle poursuit toutefois son analyse en indiquant « qu'en réalité, le Conseil constitutionnel censure, à travers l'examen de la compétence législative, l'incompétence négative du législateur » (op. cit. p. 911). 

[46] Sur ce point, v. l'analyse développée supra note 28.

[47] La décision est celle DC du 15/02/2007 Loi organique portant dispositions statutaires et institutionnelles relatives à l'outre-mer, Rec. p. 60.

[48] L'erreur de droit consiste dans ce cas en une erreur commise dans la détermination des buts constitutionnels – le législateur s'est trompé sur ce que recouvrait l'intérêt général ou l'intérêt général suffisant. Ce contrôle n'est toutefois pas très éloigné de celui de la qualification juridique des faits. En effet, si l'on considère l'intérêt avancé comme un fait escompté et si celui-ci doit être qualifié d'« intérêt général » ou d'« intérêt général suffisant » pour pouvoir justifier une atteinte à une liberté, il peut également être rangé sous cette  dernière bannière. Sur ce point, v. V. Goesel-Le Bihan, Contentieux constitutionnel, op. cit. p. 175 sq. et « Le contrôle de l'objectif poursuivi dans la jurisprudence récente du Conseil constitutionnel », RFDC 2014, p. 269 sq.

[49] Sur ce point, v. V. Goesel-Le Bihan, RFDC 2001, p. 78 sq., et Contentieux constitutionnel, op. cit., p. 179 sq.

[50]Op. cit., p. 902.

[51] S'agissant du contrôle de proportionnalité, le fait de le considérer comme un contrôle de la cohérence de la loi suppose également d'en disqualifier l'un des éléments, pourtant explicitement présent dans la décision Rétention de sûreté. Dans sa note 198, A.Vidal-Naquet juge en effet que le contrôle de la nécessité, qui implique de rechercher s'il n'existe pas de mesures alternatives moins contraignantes pour le droit ou la liberté concernée, n'est pas véritablement exercé par le Conseil dans cette décision. Le contrôle de la constitutionnalité « extrinsèque » est donc exclu d'une telle approche. Sur l'existence et les limites d'un tel contrôle, v. pourtant V. Goesel-Le Bihan, « Le juge constitutionnel et la proportionnalité » – Rapport français à la Table ronde internationale de justice constitutionnelle d'Aix-en-Provence (4 et 5/09/2009), AIJC 2009, p. 13 sq.

[52]Op. cit. p. 913.

[53]Op. cit. p. 906.

[54] En ce sens, v. notre article « À quoi sert le contrôle de l'adéquation dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel ? » à paraître in Mélanges en l'honneur d'Y. Gautier, Bruylant, 2014.

[55] En ce sens, v. la décision DC du 16/08/2007, Loi en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat(Rec. p. 310) qui sanctionne l'une de ses dispositions pour une double violation du principe d’égalité : non seulement le critère de différenciation est estimé inadéquat, donc sans rapport direct avec l’intérêt général poursuivi, mais la mesure – qui consistait en un crédit d’impôt consenti aux contribuablesayant acquis ou construit à crédit leur habitation principale depuis moins de 5 ans – est considérée, du fait de son coût, comme « manifestement hors de proportion avec l’effet incitatif attendu ».

[56] En ce sens, v. la décision DC du 25/02/2010, Loi renforçant la lutte contre les violences de groupes et la protection des personnes chargées d'une mission de service public. Le Conseil y considère que le législateur « a omis d'opérer entre les exigences constitutionnelles précitées la conciliation qui lui incombe ; que, dès lors, il a méconnu l'étendue de sa compétence » (Rec. p. 70).

[57]Op. cit., p. 912.

[58] Sur ce point, v. V. Goesel-Le Bihan, Contentieux constitutionnel, op. cit., p. 166.

[59] En ce sens, v. son article pp. 909-914.

[60] Avec la dimension « en moins » mentionnée dans la note 51.

[61]Op. cit. p. 907 sq. Elle écrit ainsi qu'« en utilisant les mêmes méthodes que le juge administratif, le Conseil constitutionnel lui emprunte également sa légitimité » (p. 907).

[62] Elle est rappelée par D. Labetoulle, op. cit. p. 262.

[63] P. Wachsmann, Libertés publiques, 6ème éd. 2009, p. 12.

[64] V. sur ce point les décisions DC du 12/09/1984, Rec. pp. 20-73.

[65] La formule est de G. Vedel, membre du Conseil à cette époque. Elle est mentionnée in « Les délibérations du Conseil constitutionnel – Année 1984. Étude et analyse réalisées dans le cadre de l'Institut Louis Favoreu-GERJC et coordonnée par X. Philippe » , Les nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, 2011, n° 32, p. 111.

[66] En ce sens, v. V. Goesel-Le Bihan, « Le contrôle exercé par le Conseil constitutionnel : défense et illustration d'une théorie générale », RFDC 2001. p. 77 sq.

[67] Un tel point de vue est défendu par A. Vidal-Naquet, pp. 909-914. 

[68] En ce sens, v. V. Goesel-Le Bihan, « Le contrôle exercé par le Conseil constitutionnel : défense et illustration d'une théorie générale », op. cit.  pp. 77-78

[69] Une telle systématisation est présentée in v. V. Goesel-Le Bihan, Contentieux constitutionnel, op. cit.

[70] Une telle visée n'est d'ailleurs pas étrangère à la démarche d'A. Vidal-Naquet. Cette dernière justifie en effet son choix de proposer une nouvelle grille de moyens par la réforme – non encore en vigueur à l'époque de la rédaction de son article – de l'extension de la saisine du Conseil qui modifierait « la perception même du contrôle de constitutionnalité : il ne s'agit plus tant de d'assurer la perfection juridique de la loi, dernier avatar du légicentrisme, que de garantir les droits et libertés fondamentaux » (p. 901).

[71] De façon générale, ces commentaires ne comportent que peu d'indications sur ces points. Il y a toutefois des exceptions : le commentaire de la décision DC du 7/07/2005 Loi de programme fixant les orientations de la politique énergétique (Rec. p. 102) livre ainsi l'analyse suivante s'agissant du contrôle du respect du principe de subsidiarité posé par l'article 72 al. 2 de la Constitution, contrôle qui s'effectue eu égard aux caractéristiques de la compétence en cause et aux intérêts concernés : « seul le contrôle restreint est réaliste, car la question de savoir si telle compétence peut être mieux exercée au niveau local ou central soulève, dans la grande majorité des cas, des difficultés techniques et des problèmes d'appréciation d'une ampleur défiant la capacité d'expertise du Conseil constitutionnel dans le délai que lui impartit la Constitution pour statuer ».

[72] « Remarques introductives sur l'absence d'une théorie des libertés publiques dans la doctrine publiciste. Ouverture d'un colloque de l'Institut Villey », Jus politicum, 2010, n° 5, http://www.juspoliticum.com/Remarques-introductives-sur-l.html.

[73] En ce sens, v. l'analyse critique de la doctrine figurant in V. Goesel-Le Bihan, « Le juge constitutionnel et la proportionnalité » – Rapport français à la Table ronde internationale de justice constitutionnelle d'Aix-en-Provence (4 et 5/09/2009), AIJC, 2009, p. 193 sq. Cette analyse reste d'actualité, comme le confirme la lecture des articles de V. Champeil-Desplats, Le Conseil constitutionnel a-t-il une conception des libertés publiques ? (Jus politicum, 2012,  n° 7, http://www.juspoliticum.com/Le-Conseil-constitutionnel-a-t-il.html) et de G. Carcassonne, « Les interdits et la liberté d'expression », Les nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, 2012, n° 36, p. 62 sq.

[74] Sur cette théorie, v. en particulier D. Grimm, « L’interprétation constitutionnelle. L’exemple du développement des droits fondamentaux par la Cour constitutionnelle fédérale », Jus politicum, 2011, n° 6, http://www.juspoliticum.com/L-interpretation-constitutionnelle.html.

[75] En d'autres termes, s'il "manque encore une dogmatique des libertés publiques qui, ferait remonter aux grandes questions relatives à la nature juridique des droits (par exemple : droits subjectifs ou droits objectifs ?), un peu à la manière de la théorie allemande des droits fondamentaux (Grundrechte) élaborée depuis plus de cinquante ans" (O. Beaud), c'est peut-être parce que cette dernière théorie est de plus en plus importée en France et irrigue en particulier la jurisprudence  du Conseil relative aux droits et libertés.

[76] La question posée par O. Beaud est la suivante : "Doit-on ou non admettre la formule provocatrice de Gaston Jèze : "les individus n’ont d’autres libertés que celles que leur laisse l’appréciation discrétionnaire des gouvernants" et se contenter avec lui de l’idée que, en la matière, le seul point de vue réaliste serait d’admettre que la seule chose qui compte, c’est la protection technique par une loi bien délibérée ? Mais si l’on examine la conception positiviste des libertés publiques défendue par Jèze n’aboutit-elle pas à une impasse parce qu’elle est incapable de distinguer un régime politique libéral d’un régime politique despotique ? Si les gouvernants peuvent discrétionnairement déterminer les libertés, que reste-t-il de la nature de ces libertés interprétées traditionnellement comme étant « de principe » et seulement à limiter dans le cadre d’une exception ?".

[77] « Nouvelles techniques permettant des restrictions aux libertés publiques ou de la protection des libertés dans la société du spectacle », Jus politicum, 2010, n° 5, http://www.juspoliticum.com/Nouvelles-techniques-permettant-de.html.

[78]J.-M. Denquin, « Des droits fondamentaux à l'obsession sécuritaire... conclusion du colloque », Jus politicum, 2010,   n° 5, http://www.juspoliticum.com/Des-droits-fondamentaux-a-l.html.

[79] Sur ce contrôle, v. D. Schnapper, Une sociologue au Conseil constitutionnel, Gallimard, 2010, p. 240 sq. Elle rappelle ainsi qu'en 2007 « travailler plus » et « favoriser l'accession à la propriété » furent considérés comme un « but d'intérêt général » par la décision TEPA en date du 16/08/2007. Un tel jugement « de nature économique » est également, selon l'auteure, « à portée politique » (p. 242). Sur ce contrôle, v. également V. Goesel-Le Bihan, « Le contrôle de l'objectif poursuivi dans la jurisprudence récente du Conseil constitutionnel », RFDC 2014, p. 269 sq.

[80] En matière fiscale, il suffit, pour s'en convaincre, de lire les décisions Loi de finances pour 2006 du 29/12/005 – une mesure législative complexe y est sanctionnée parce qu'elle ne poursuit « aucun intérêt général véritable » (Rec. p. 168) et TEPA du 16/08/2007 – le crédit d'impôt résultant de la construction ou de l'acquisition d'une habitation principale postérieurement à l'entrée en vigueur de la loi n'est déclaré constitutionnel qu'après que le Conseil a considéré qu'il « tend à favoriser l'accession à la propriété et répond ainsi à un but d'intérêt général » (Déc. Loi en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat, Rec. p. 310). L'on ne peut davantage s'étonner du silence gardé par la majorité et le Gouvernement suite à la décision, comme l'a fait Martin Collet dans Libération : la gauche, alors dans l'opposition, a déjà souvent utilisé ce grief pour contester des mesures fiscales adoptées par la droite. En témoignent celles figurant dans la loi en faveur du travail, de l'emploi et du pouvoir d'achat qui, votée en 2007, mettait en oeuvre le programme économique du nouveau Président Sarkozy. À l'époque et à titre d'exemple, sont ainsi contrôlés – et déclarés d'intérêt général par le Conseil – des mécanismes de réduction de l'ISF visant à favoriser l'investissement productif dans les PME.

[81] V. dans le même sens D. de Béchillon, « Comment légitimer l'office du juge » ? in L'office du juge, colloque des 29 et 30/11/2006, Sénat, L'office du juge - Sénat.