Faut-il s'interroger sur la légitimité du Conseil constitutionnel et si oui, comment ? [1]


Michel Troper

Professeur émérite de Droit public, Université Paris X – Nanterre,

Membre honoraire de l’Institut Universitaire de France


Permettez moi avant tout de féliciter Valérie Le Bihan pour avoir eu l’excellente idée d’organiser cette table ronde et de la remercier très chaleureusement de m’y avoir invité. J’ai au moins deux raisons d’être heureux de cette invitation. La première est que mon premier poste d’enseignement a été ici et que j’y reviens toujours avec joie. La seconde est que, si nos facultés de droit organisent de très nombreux colloques, trop nombreux peut-être, les débats et les polémiques manquent, car une controverse bien conduite est un instrument précieux pour élever le niveau de l’argumentation et révéler les présupposés cachés de nos raisonnements. On continue parfois dans certains pays étrangers la tradition médiévale de la disputatio, mais c’est rarement le cas en France. C’est donc une excellente idée que d’avoir voulu contribuer à la revivifier. Cette table ronde a été organisée selon d’excellents principes : au lieu de venir écouter une série d’exposés plus ou moins coordonnés, les participants ont été invités à réfléchir à partir d’un article qui leur avait été envoyé assez longtemps à l’avance et qui avait lui-même été écrit en réaction à d’autres travaux. Nous avons donc la possibilité de réagir à ce qui est déjà une réaction et les conditions d’un dialogue fructueux paraissent ainsi réunies.


Mon propre exposé ne pourra pas porter sur toutes les questions abordées dans cet article extrêmement riche et dans celui qu’il commente, parce qu’elles sont à la fois trop nombreuses et trop techniques. Puisqu’il me faut choisir, je me placerai à un point de vue très général et j’examinerai la manière dont les juristes apprécient la légitimité des cours constitutionnelles

Valérie Le Bihan a rappelé tout à l’heure les raisons données par Louis Favoreu pour considérer qu’une juridiction constitutionnelle est légitime, « le système politique et constitutionnel dans lequel le juge constitutionnel s'insère et auquel il s'adapte, les fonctions qu'il assume, la composition de la juridiction et le fait qu'il n'ait pas le dernier mot ».

La première des raisons indiquées par Favoreu pour examiner la légitimité d’une juridiction constitutionnelle, celle qui se réfère au système politique et constitutionnel dans lequel le juge s’insère, est elle-même complexe. Le système est en effet composé de plusieurs éléments techniques, le caractère du contrôle, diffus ou concentré, a priori ou a posteriori, la précision des textes de référence, etc. C’est un autre de ces critères techniques, visé par Ariane Vidal-Naquet, que Valérie Le Bihan entend discuter : la transposition des cas d'ouverture du recours pour excès de pouvoir au contentieux constitutionnel. 

Avant même d’entrer dans ce débat, quelques remarques générales s’imposent.

La première question est celle de la légitimité de la question de la légitimité. Dans la mesure en effet où elle porte sur les raisons pour lesquelles une institution comme la juridiction constitutionnelle estlégitime ou doit être tenue pour légitime et pour lesquelles on doit ou on se sent tenu de lui obéir, elle semble relever de la philosophie ou de la théorie politique et non pas de la science du droit ni même de la théorie générale du droit, au moins lorsque ces dernières disciplines conçoivent leur tâche comme limitée à la seule description du droit positif. C’est la raison pour laquelle ceux qui s’affirment positivistes se refusent expressément à traiter de la légitimité[2]. Il leur suffit de constater que de telles institutions existent et de décrire leurs statuts et leurs compétences, tandis que les valeurs auxquelles on confronte la juridiction constitutionnelle pour rechercher sa légitimité, la démocratie, la protection des droits, la garantie des minorités sont en effet extra juridiques. Le juriste peut bien entendu examiner si l’institution constitue un moyen adéquat pour réaliser ces valeurs, mais, même s’il répond affirmativement, il n’aura  établi sa légitimité que si les fins sont incontestablement désirables. Or, à supposer admis que la juridiction constitutionnelle soit le seul ou le meilleur moyen de réaliser la démocratie, on n’aurait prouvé sa légitimité que si l’on admettait aussi qu’une institution est légitime si elle sert la démocratie et illégitime dans le cas contraire, autrement dit si l’on présupposait que la démocratie est une valeur absolue. Or, une telle proposition relève seulement de la philosophie politique et l’on ne peut certainement pas la dériver de l’observation du droit positif.

D’ailleurs, à supposer même qu’on considère la démocratie comme une valeur absolue, on n’aurait pas encore établi la légitimité de la juridiction constitutionnelle en démontrant simplement qu’elle n’est pas antidémocratique. Même les juristes qui, conçoivent leur rôle de la manière la plus large et se réfèrent à des valeurs extra juridiques, ne vont pas jusqu’à soutenir que la justice constitutionnelle est une condition nécessaire et suffisante de la démocratie. Tout au plus affirment-ils qu’elle est compatible avec elle. Or, si l’incompatibilité avec la démocratie serait incontestablement de nature à priver une institution de légitimité aux yeux des démocrates, la compatibilité, quant à elle,  ne saurait, quand bien même elle serait démontrée, conférer une légitimité quelconque. La légitimité ne peut résulter que d’une relation nécessaire avec une valeur tenue pour essentielle. Il y a bien des institutions qui ne sont considérées ni comme contraires à la démocratie ou ni comme incompatibles avec elle et qu’on  ne peut néanmoins tenir pour légitimes que sur d’autres fondements. Ainsi, la monarchie héréditaire à l’anglaise ou le système des majorités qualifiées ne sont pas nécessaires à la démocratie. Ils ne sont pas non plus incompatibles avec elle. Mais si on les tient pour légitimes, ce ne peut être que sur d’autres fondements.

On doit remarquer, d’ailleurs, que la forme de légitimité qui, selon Max Weber, provient de l’application du droit, la légitimité rationnelle-légale, résulte, elle aussi d’une valeur extra juridique. Une  décision y est justifiée non pas parce que elle a été prise conformément à la tradition ou qu’elle émane de l’autorité personnelle  du chef, mais parce qu’elle n’est que l’application d’une règle. Pourtant, si l’on prouve qu’une institution a été créé ou qu’elle prend ses décisions en application de règles, on n’a démontré sa légitimité qu’à deux conditions : d’une part, si l’on a présupposé que les règles qu’on applique sont elles-mêmes légitimes et elles ne peuvent l’être que parce qu’elles sont conformes à certaines valeurs extérieures au droit ; d’autre part si l’on admet qu’une décision rationnelle est une décision légitime. Or, les valeurs qui justifient les règles appliquées au terme du processus de décision et la rationalité elle-même sont des valeurs extra ou méta juridiques.

Ainsi, dans tous ces cas, la recherche de la légitimité de la juridiction constitutionnelle relève d’une approche jusnaturaliste, si l’on entend par là celle qui consiste à confronter le droit positif à des valeurs métajuridiques. 


— On doit alors tenter une approche différente : non plus rechercher si l’institution est légitime, ou à quelles conditions elle doit être tenue pour telle, mais, comme le font les sociologues, Max Weber le premier, seulement si et à quelles conditions elle est effectivement tenue pour légitimeou effectivement  présentée comme telle.

Cette approche purement descriptive présente de multiples avantages pour la science du droit, notamment parce que celle-ci consiste dans la description du droit positif, qui est constitué non seulement de règles, mais aussi d’un ensemble de doctrines, d’idéologies et de modes de raisonnement, de ce qu’il est convenu d’appeler « discours ». Au nombre de ces discours figurent ceux au moyen desquels les juristes, praticiens ou théoriciens, justifient décisions et institutions. Les théories de la légitimité apparaissent alors non comme des produits mais seulement comme des objets de l’analyse juridique. Les juristes peuvent les décrire, comme ils décrivent les normes,  de manière neutre, sans partager l’idéologie qui les inspire et sans masquer les incohérences du raisonnement. De même qu’on peut décrire le système politique de Louis XIV  comme s’appuyant sur une légitimité charismatique, sans  adhérer à la doctrine du droit divin des rois, il est possible d’affirmer que c’est un fait que le contrôle de constitutionnalité est justifié dans certains pays par la nécessité de garantir les droits de l’homme ou la démocratie ou la suprématie de la constitution, même si l’on ne pense pas qu’il permette réellement d’assurer cette garantie.

D’ailleurs le fait qu’aucune des justifications ne soit exempte de faiblesse ne diminue en rien l’intérêt qu’elles présentent. Il en est de ces justifications comme de toutes les croyances. Leur efficacité, c’est-à-dire leur force de persuasion ne dépend en rien de leur rigueur logique ou de leur valeur de vérité. Ce sont au contraire leurs faiblesses qui permettent de comprendre comment et pourquoi elles sont produites.

Si l’on décrit le discours des juristes, théoriciens ou praticiens, on observe que nombreux sont ceux qui ne parlent pas seulement de légalité, mais bien de légitimité et qu’ils prétendent en parler non pas en philosophes de la politique, non pas du point de vue du droit naturel, mais bien du point de vue du droit positif.

Il y a là un paradoxe. Dans l’État, comme l’enseigne Weber, le pouvoir prétend obtenir l’obéissance parce que les décisions de ses organes sont justifiées rationnellement. De sorte que, selon une formule célèbre, la légitimité y dépend de la légalité[3]. On peut alors s’étonner que si dans l’État une décision est tenue pour légitime parce qu’elle a été prise conformément à une règle supérieure, les juristes ne se contentent pas de cela et ne peuvent se borner à constater que la juridiction constitutionnelle est légitime parce qu’elle a été crée par la constitution et qu’ils persistent au contraire à rechercher un fondement de légitimité distinct de la légalité. Alors qu’ils pourraient prendre à leur compte l’idée que la légitimité dépend de la légalité, ils maintiennent au contraire soigneusement la distinction entre légitimité et légalité.

Cette attitude peut se comprendre de la part des positivistes qui estiment que la question de la légitimité échappe à une théorie du droit purement descriptive. Ils procèdent ainsi d’ailleurs exactement comme Weber, qui lui aussi cherche à construire une science pure de tout jugement de valeur et doit se borner à décrire. La sociologie ne décrit donc pas les conditions auxquelles un pouvoir doit être tenu pour légitime, mais comment il « revendique avec succès le monopole de la contrainte légitime », en d’autres termes, comment il s’exerce en fait en se donnant comme légitime. Une théorie positiviste du droit ne recherche pas non plus si les décisions ou les institutions sont ou non légitimes, ce qui relève de la philosophie politique, mais elle ne cherche pas davantage à quelles conditions elles sont tenues pour telles, parce que cette question relève de la sociologie. Elle maintient donc la distinction légalité / légitimité, à la fois parce qu’elle refuse tout discours normatif et parce que l’étude des croyances dans la légitimité est étrangère à son objet. Elle peut ainsi se limiter à l’analyse des conditions de la légalité.

Il y a cependant d’autres raisons au maintien chez les juristes de cette distinction. Tout d’abord, une institution ne peut être justifiée par l’idée qu’elle a été créée en application d’une règle, lorsque la question se pose à un moment où elle n’existe pas encore, par exemple dans des moments constituants ou lorsque la constitution n’a pas institué de cour constitutionnelle ou bien a créé une cour suprême, mais sans lui conférer explicitement le pouvoir de contrôler la constitutionnalité des lois. Dans tous ces cas, on ne peut évidemment pas rechercher un fondement rationnel-légal de la juridiction constitutionnelle. On constate pourtant que ceux qui proposent la création d’une telle institution ou la transformation des institutions existantes pour qu’elles exercent le contrôle de constitutionnalité ont nécessairement recours à un argument tiré de la hiérarchie des normes. C’est celui qu’on rencontre dans les parlements d’Ancien Régime ou chez Sieyès en l’an III, chez John Marshall ou même chez Kelsen : le contrôle est nécessaire pour garantir la suprématie de la constitution. Cette justification ne peut cependant pas être qualifiée de rationnelle-légale, parce que la suprématie de la constitution n’est pas une règle juridique, mais une certaine relation entre règles, que ces juristes désirent établir sur le modèle des relations hiérarchiques qu’il peut observer dans l’ensemble du système juridique. Ils peuvent présenter cette justification comme l’indication du moyen nécessaire pour obtenir une certaine fin jugée désirable, mais s’ils procédaient ainsi, il leur faudrait justifier leur préférence pour cette fin et indiquer pour quelles raisons, nécessairement extra juridiques, ils désirent que la constitution soit suprême. Ils présentent donc la suprématie de la constitution comme une relation entre la constitution et la loi, existant avant même l’institution d’un contrôle de constitutionnalité et que le contrôle viendrait seulement sanctionner. À supposer que cette relation soit établie, elle ferait découler la légitimité de l’institution non pas de ce qu’elle serait l’application d’une règle, mais de la nature même du droit[4].

Une autre explication doit être recherchée dans l’histoire politique. Dans certains pays la recherche d’un fondement de la légitimité distinct de la légalité a été rendue nécessaire lorsque certains actes ou certaines institutions pouvaient apparaître conformes à la légalité, tout en étant moralement répréhensibles ou au à l’inverse moralement ou politiquement justes, mais contraires à la légalité. Déjà, Louis-Napoléon Bonaparte avait déclaré au lendemain du coup d’État du 2 décembre « nous sommes sortis de la légalité pour entrer dans le droit »  et Carl Schmitt a une formule analogue « Le Führer… a montré l’opposition entre un droit substantiel, non séparé de la moralité et de la justice (Gerechtigkeit), et la légalité vide d’une fausse neutralité »[5]. Elle fait apparaître la fonction de la distinction, substituer à l’opposition droit et morale une opposition entre deux termes qui sont tous deux présentés comme juridiques.

De même, les juristes français, traitant du régime de Vichy répugnaient, au moins après la Libération, à admettre la validité des pleins pouvoirs au maréchal Pétain, mais prétendaient néanmoins rester sur le terrain du droit et non celui de la morale. La seule solution consistait donc à faire de la légitimité une catégorie juridique. Dès 1945, Maurice Duverger reprenait la distinction et soulignait qu’il définissait la légitimité non sur le terrain du droit naturel, mais « sur le seul terrain du droit positif »[6]. Par conséquent, si le régime de Vichy était légal, sans être légitime, le gouvernement de la France libre était légitime bien que non légal, et, quelle qu’ait pu être leur attitude pendant cette période, les juristes ne s’étaient jamais placés hors du droit.


— S’agissant de la manière dont les juristes traitent de la légitimité du contrôle de constitutionnalité, on peut observer qu’elle est très variable selon que ces juristes sont des praticiens ou des théoriciens, selon le moment où ils en traitent, selon qu’ils entendent traiter l’institution en général ou des techniques employées. Chaque type de discours obéissant à des contraintes différentes.

Par ces termes de « praticiens » et de « théoriciens », je ne me réfère pas ici à des statuts professionnels (professeurs de droit d’un côté, juges ou avocats de l’autre), mais à des rôles : les membres du Conseil constitutionnel ou du Conseil d’État écrivent eux aussi des textes théoriques, dans lesquels ils abordent la question de la légitimité de l’institution et ne se comportent pas alors comme ils peuvent se comporter en tant que juges. Les juges peuvent prendre des décisions, propres à persuader que l’institution présente bien le caractère d’une juridiction, dans un système où il est admis qu’une institution à caractère juridictionnel est différente et plus légitime qu’une institution politique. Il peut s’agir de décisions relatives à la procédure, concernant par exemple le caractère contradictoire, mais aussi de décisions de fond visant à démontrer l’impartialité ou le respect des prérogatives du Parlement. La distinction entre théoriciens et praticiens est bien entendu conceptuelle et la même personne est tantôt l’un, tantôt l’autre, mais les contraintes argumentatives demeurent différentes et peuvent conduire à des théories différentes. Qu’on songe par exemple à Georges Vedel inspirant la formule « la loi n’est l’expression de la volonté générale que dans le respect de la constitution » et développant l’analogie entre le lit de justice de l’Ancien Régime et la révision de la constitution pour surmonter une décision du juge constitutionnel et qui se trouve ainsi amené à produire deux théories différentes de la légitimité du Conseil. La première formule paraît signifier que le Conseil est légitime parce qu’il vérifie qu’une loi exprime bien la volonté du souverain, la seconde qu’il est légitime parce qu’il admet sans vérification que la loi constitutionnelle exprime la volonté du souverain.

Les juristes – il s’agit ici surtout des théoriciens – se placent aussi à des moments différents, selon que l’institution existe ou non. Sous la IVe République par exemple, ou au début de la Ve, on se posait la question de savoir s’il est légitime d’instituer un contrôle de constitutionnalité. Aujourd’hui, on se demande le plus souvent quel est le fondement de la légitimité du Conseil constitutionnel. La question même présuppose qu’il est légitime et qu’il ne reste qu’à en rechercher le fondement. Cette formulation n’est pas seulement le reflet de l’idéologie conservatrice des juristes qui tendent à justifier tout ce qui existe. Elle résulte aussi d’une nécessité technique de leur travail, qui consiste, selon le mot de Norberto Bobbio, à mettre de l’ordre dans le discours du législateur et des autres producteurs de normes. Si l’on admet que le juge constitutionnel applique la Constitution et si cette constitution se proclame démocratique, on présuppose naturellement que, si la constitution est cohérente, l’institution du contrôle de constitutionnalité est elle-même démocratique et l’on s’efforce de le démontrer.

Enfin, les juristes s’interrogent soit sur la légitimité de l’institution en général, par exemple relativement à son caractère démocratique ou à la séparation des pouvoirs pour donner une réponse globale, soit sur la légitimité de tel ou tel caractère d’une institution particulière, la manière dont les juges y sont nommés, le caractère a priori ou a posteriori du contrôle, le caractère contradictoire de la procédure, la précision ou le caractère vague des textes applicables ou encore les techniques de contrôle.

Bien que la première approche appelle une réponse absolue et la seconde une réponse seulement relative à l’institution envisagée, elles ne sont pas radicalement différentes,. car faire dépendre la légitimité de tel ou tel caractère implique que le choix de ce caractère soit lui-même légitime au regard des valeurs auxquelles on se réfère quand donne une réponse globale. Ainsi, comme on l’a vu, si l’on justifie l’institution parce qu’elle statue au terme d’une procédure contradictoire, c’est qu’on présuppose que ce caractère est le signe qu’elle est bien une juridiction et qu’elle ne porte pas atteinte à la séparation des pouvoirs. De même, si l’on souligne que dans tel pays, ils doivent être des juristes compétents. Mais si l’on invoque le fait qu’ils sont élus par le Parlement, c’est pour affirmer, comme Kelsen, que leur légitimité tient au lien politique avec la représentation.

D’autre part, la recherche de la légitimité fondée sur des caractères particuliers, semble conduire à un dilemme : ou bien l’on choisit un critère jugé essentiel et le choix est nécessairement arbitraire ou bien l’on examine séparément la légitimité au regard de critères multiples et il sera impossible de fournir une réponse claire, car une institution donnée sera légitime au regard de l’un de ces critères, mais pas nécessairement des autres. 


— S’agissant du discours qui établit un lien entre la légitimité du Conseil constitutionnel et le fait qu’il utilise les techniques empruntées au Conseil d’État et notamment les voies d’ouverture du recours pour excès de pouvoir, il me semble poser trois problèmes distincts.

Le premier concerne la méthodologie du droit comparé et porte ici sur la manière d’établir que le Conseil constitutionnel emprunte bien les techniques du Conseil d’État. Valérie Le Bihan souligne justement que ce n’est pas parce que le Conseil constitutionnel n’utilise pas le même vocabulaire que le  Conseil d’État que les cas d’ouverture sont différents. En effet, les différences de vocabulaire ne correspondent pas nécessairement à des différences de concepts, pas plus que l’emploi d’un même vocabulaire ne signifierait que le Conseil constitutionnel emploie les même concepts. On ne peut donc parvenir à la comparaison qu’en construisant des métaconcepts[7]. Et c’est bien l’usage que l’on fait des cas d’ouverture, qui sont bien des métaconcepts, élaborés par des juristes « théoriciens », au sens que j’ai donné plus haut à ce terme et que l’on peut employer pour examiner la manière dont les institutions les plus diverses contrôlent la validité des actes. Pratiquent-elles les diverses formes de contrôle de la légalité interne et de la légalité externe ? Les cas d’ouverture du recours pour excès de pouvoir sont bien des métaconcepts. La seule difficulté méthodologique – mais elle n’est pas mince – est d’identifier derrière le vocabulaire employé par une juridiction les concepts qu’elle met en œuvre.

Le second problème concerne le rapport entre le fait, s’il est avéré, que le Conseil constitutionnel utilise la grille des cas d’ouverture du Conseil d’État et sa légitimité. Pourquoi serait-il plus ou moins légitime s’il l’utilise que s’il ne l’utilise pas ? À cette question, on peut sans doute répondre qu’il est plus légitime parce que l’utilisation de cette grille est le signe qu’il se comporte comme une véritable juridiction de sorte que le principe de la séparation des pouvoirs est parfaitement respecté et parce quelle réduit son pouvoir discrétionnaire, si bien que le pouvoir politique reste au législateur, ce qui est conforme au principe démocratique. Cette réponse est cependant douteuse. Si en effet le principe de la séparation des pouvoirs veut que les juges appliquent mais ne créent pas du droit, peu importe que le Conseil constitutionnel soit ou non une véritable juridiction, s’il s’avère qu’il crée bien du droit en employant les mêmes techniques que d’autres juridictions. Tout dépend alors du point de savoir si la grille des cas d’ouverture est bien de nature à réduire le pouvoir discrétionnaire des juges et une réponse affirmative présuppose une théorie de l’interprétation sujette à controverse.

Le troisième problème concerne le rôle accordé à la grille des cas d’ouverture comme critère d’affectation du Conseil constitutionnel à la classe des juridictions, alors que de très nombreux autres caractères pourraient être utilisés, la composition, les procédés de nomination, le caractère contradictoire de la procédure, la possibilité de recours, etc.  On ne voit aucune raison de privilégier l’un d’eux, mais si l’on tentait de les employer tous, on prendrait le risque qu’une institution soit considérée à certains égards comme une juridiction, mais non à certains autres, de sorte qu’on n’aurait pas beaucoup avancé sur la question de la légitimité.




[1] Cette intervention a été retranscrite par Aïda Manougian, doctorante au Centre de Doit Constitutionnel de l'Université Jean Moulin Lyon III.

[2] Ainsi, Carré de Malberg, v. L. Heuschling, « Le relativisme des valeurs, la science du droit et la légitimité. Retour sur l’épistémologie de Max Weber » in Jus Politicum, 2012, n°8, http://www.juspoliticum.com/Le-relativisme-des-valeurs-la.html.

[3] W. Lübbe, Legimität kraft Legalität. Sinnverstehen und Institutionenanalyse bei Max Weber und seinen Kritikern, Tübingen, JCB Mohr, 1991.

[4] Pour la critique de cet argument, v. M. Troper, « Marshall, Kelsen, Barak et le sophisme constitutionnel », in  E. Zoller (dir.), Marbury v. Madison 1803-2003, Paris, Dalloz, 2003, p. 215 sq, reproduit in M. Troper, Le droit et la nécessité, Paris, Puf, 2011, pp. 139-154.

[5] C. Schmitt, « Der Führer schützt das Recht », DJZ vom 1. August 1934, Heft 15, 39. Jahrgang, Spalten 945 – 950, ; en français,  « Le Führer protège le droit. », Cités, 2003, n° 14, pp. 165-171, URL : www.cairn.info/revue-cites-2003-2-page-165.htm.

[6] M. Duverger, « Contribution à l’étude de la légitimité des gouvernements de fait (À propos du gouvernement provisoire de la République) », RDP, 1945, p. 73 sq.

[7] Je me permets de renvoyer à M. Troper, « Les concepts de l’histoire constitutionnelle », in C.-M. Herrera et A. Le Pillouer (dir.), Comment on écrit l'Histoire constitutionnelle, Paris, Kimé, 2012, pp. 75-94 sq.