Légitimité du juge constitutionnel et moyens du contrôle : approche de droit comparé


Constance Grewe

 Professeur émérite de l’Université de Strasbourg, IRCM –

Juge à la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine 


Alors qu’on discute encore en France – et à juste titre – la question de savoir si le Conseil constitutionnel s’apparente enfin ou toujours pas à une Cour constitutionnelle, l’un des bestsellers récents qui a fait le plus de bruit en Allemagne s’intitule « Das entgrenzte Gericht [1]», la Cour sans limites ou peut-être mieux : la Cour affranchie de limites. L’objectif est de montrer comment la Cour a réussi à se construire elle-même et à s’imposer ; comment, sans texte, elle est parvenue à faire croire à l’équation : Constitution = Cour constitutionnelle. L’analyse fort pertinente mais minoritaire dans les milieux judiciaire et académique[2] illustre ainsi, à l’envers en quelque sorte, l’immense légitimité dont bénéficie cette Cour. On pourrait ajouter par contraste l’ouvrage[3] sorti à l’occasion du 60ème anniversaire de la Cour dont le titre assimile la Cour aux « ventricules cardiaques de la République ». Présentant un ensemble de regards plus ou moins extérieurs venant de l’étranger mais surtout de la société civile, le livre confirme l’ampleur de cette légitimité. 

Cette image contrastée introduit parfaitement les objectifs et les contours de la présente contribution. D’abord elle se réfère à une comparaison – rapide certes – entre deux pays. C’est sans doute ce que l’organisatrice attend de ma part et la raison pour laquelle elle me fait intervenir à la fin de cette journée. Je ne me priverai donc pas de cette « boîte à outils » extrêmement riche. Ensuite, l’image touche au cœur du sujet, la légitimité du juge constitutionnel. Je voudrais en effet structurer mes propos autour de quelques questions et notions évoquées dans l’analyse de critique à la fois brillante et constructive présentée par Valérie Goesel-Le Bihan[4].

Il est alors logique que la légitimité en général et ses liens avec les moyens de contrôle en particulier occupent la première et sans doute la plus grande place (I). Ensuite il me paraît nécessaire de dire quelques mots du mécanisme de la transposition. Mais comme celle-ci peut intervenir tant à l’intérieur d’un système juridique – ainsi ici entre le contentieux administratif et le contentieux constitutionnel – qu’entre des systèmes, ce que Roberto Sacco[5] appelle joliment la « circulation des modèles juridiques », il me semble qu’on peut intégrer cette problématique dans la question plus générale de la position du Conseil constitutionnel dans le paysage constitutionnel européen (II). J’entends par là à la fois les éventuelles réceptions de droit étranger ou européen par ce dernier que la façon dont il conçoit son rôle ou dont on peut le percevoir dans cet ensemble institutionnel et normatif. 


I – La légitimité du juge constitutionnel et ses liens avec le contrôle juridictionnel


Valérie Goesel-Le Bihan ajoute à l’analyse traditionnelle de la légitimité du juge un élément peu étudié dans ce cadre, les moyens du contrôle juridictionnel. Ce lien doit, me semble-t-il, être replacé dans un contexte plus large et ne peut être étudié isolément. Mon allergie à la mono-causalité me fait penser que, dans notre monde marqué par la complexité, non seulement tout s’explique par une multitude de facteurs mais qu’il existe encore une interaction permanente entre ces différents facteurs.

Je ne pense pas pouvoir développer dans ce cadre une théorie des interactions des facteurs de légitimité. Je me contenterai d’esquisser quelques grandes lignes, en mettant l’accent sur les contextesde la justice constitutionnelle. La légitimité du juge résulte de toute une série de facteurs divers mais elle repose en toute hypothèse sur le comportement des deux parties concernées, le juge (A) et son public, justiciable, citoyen ou doctrine (B). J’évoquerai donc successivement le rôle et les attitudes de ces deux parties en m’attachant particulièrement au Conseil constitutionnel dans un contexte de droit comparé avant de me livrer à une petite étude de contraste entre le Conseil constitutionnel et la Cour constitutionnelle allemande (C).


A – La légitimité tient d’abord au juge, à sa position et à son rôle


S’interroger sur la place, le rôle et le comportement d’un juge nécessite en premier lieu un examen des textes pertinents, même si ceux-ci ne révèlent leur pleine signification qu’à travers leurs interprétations successives[6]. Ce qui compte cependant autant, ce sont des éléments factuels, historiques et culturels qui façonnent chaque système.

Ainsi il convient de se demander quel est, dans chaque système, l’office du juge et du juge constitutionnel en particulier. Comment le système juridique en cause conçoit-il l’opération de « dire le droit » ? Il me semble impossible de faire abstraction de ce contexte d’habilitation et donc de légitimation du juge. C’est ainsi que les textes qui « prescrivent » le développement du droit ou des droits fondamentaux[7] contrastent avec ceux qui demeurent silencieux sur ce point.

Le silence doit à son tour être interprété et c’est notamment là qu’interviennent l’histoire et la culture juridique : existe-t-il une tradition de « pouvoir » judiciaire, une tradition de développement juridictionnel du droit ? Ainsi par ex. dans les pays nordiques, la coutume constitutionnelle[8] occupe une place non négligeable. Ou au contraire, la position du juge est-elle faible, la tradition est-elle hostile aux « arrêts de règlements » ? J’emploie l’expression à dessein pour évoquer la France ou encore les pays du Benelux. À quoi s’ajoute l’influence plus ou moins marquée du légicentrisme.

On pourrait aller plus loin et s’interroger sur les relations entre le législateur et le juge, sur la conception donc de la séparation des pouvoirs mais surtout d’une organisation démocratique du pouvoir. La démocratie se définit-elle avant tout par le règne de la majorité ou implique-t-elle aussi ou surtout la protection de certains éléments plus substantiels, des valeurs, des structures ou des entités[9] ? Les indices allant dans le sens du règne de la majorité sont notamment des révisions faciles, une justice constitutionnelle faible. La volonté de protéger particulièrement certains éléments se traduit principalement par l’existence de dispositions intangibles, de régimes spéciaux[10], d’une justice forte et d’une justice constitutionnelle développée.

J’ai montré ailleurs que le droit constitutionnel contemporain tend vers une conciliation entre ces deux pôles de la démocratie[11]. Il devrait donc comporter à la fois des éléments majoritaires propices à une pratique démocratique quotidienne, à la souplesse nécessaire pour les acteurs politiques et des éléments plus stables, accessibles seulement à une majorité de révision constitutionnelle, voire intangibles, afin d’asseoir la continuité démocratique et constitutionnelle ainsi que de garantir la protection de certaines valeurs inhérentes au régime.

Cet équilibre est étroitement lié aux relations entre droit et politique qui interfèrent évidemment dans le débat sur la légitimité. Cette question ne peut recevoir de réponse unique ; elle est traitée et résolue différemment dans chaque système. Ici c’est d’abord une étude des compétences de la Cour constitutionnelle, du nombre et de l’objet des recours qui permet de donner une première réponse ; celle-ci peut être utilement complétée par l’étude des moyens et de la pratique du contrôle juridictionnel. C’est ensuite l’organisation concrète de la démocratie qui permet d’aller plus loin, par ex. la distribution entre des éléments de démocratie semi-directe et de contrôle juridictionnel avec leurs interactions éventuelles. Toutefois, l’équilibre ou le compromis entre le droit et la politique ou entre la souplesse et la rigidité du contrôle juridictionnel ne doit pas être perdu de vue si on se place du point de vue de la légitimité du juge. C’est là sans doute l’une des limites à la diversité des systèmes.

Si on applique ce raisonnement à la France, le juge ne semble a priori pas disposer d’une grande légitimité. Il doit donc être prudent dans son contrôle s’il ne veut pas être accusé de sortir de son rôle, de se comporter en partisan.

Ce d’autant plus que les sources de légitimité du Conseil constitutionnel, à savoir la Constitution et les lois organiques, ne le font pas apparaître comme un expert prestigieux ; c’est le moins qu’on puisse dire. Ici jouent bien sûr la composition et les conditions de qualification professionnelle pour pouvoir être nommé. Le projet d’écarter les anciens Présidents de la République y apporte une amélioration mais cela ne paraît pas suffisant. Les comparaisons sont ici très défavorables au Conseil constitutionnel[12].


B – La légitimité tient ensuite aux destinataires des décisions juridictionnelles, à leur acceptation


Ces destinataires ne forment pas un milieu homogène ; ce peuvent être tant les justiciables concernés que les citoyens de manière générale et enfin, de manière plus particulière, le public instruit, notamment la doctrine. Il s’agit de les convaincre de la justesse de la solution. Pour ce faire, le juge doit faire preuve de pédagogie et mettre en œuvre une argumentation appropriée.

La motivation joue donc un rôle essentiel pour la légitimité du juge. Cette idée recueille apparemment un consensus, même en France. Il suffit de rappeler les demandes adressées à la CourEDH pour qu’elle explique mieux et plus ses décisions et comment les acteurs nationaux peuvent s’y conformer. Pourtant, la culture juridique française semble résister encore à une pleine prise de conscience. Les motivations des juridictions françaises continuent de bénéficier de l’éloge de la brièveté au lieu d’analyses et de comparaisons concrètes avec celles des autres juridictions en Europe. Le plus souvent, le style juridictionnel français consiste à affirmer, non à motiver, à expliquer ou à justifier. Cela vaut, quelques exceptions mises à part, autant pour le Conseil constitutionnel que pour le Conseil d’État et la Cour de cassation dès lors que même les décisions plus longues ne font souvent qu’affirmer.

Comment des décisions ainsi rédigées peuvent-elles convaincre et inciter le justiciable à s’y conformer ? Comment peuvent-elles faire comprendre à la doctrine les sources d’inspiration du raisonnement ? Il n’y pas eu, à ma connaissance, de recours à Strasbourg fondé sur ce moyen et, par suite, de condamnation de la France pour non motivation de ses jugements. Cela ne concerne pas simplement le problème des arrêts d’assises mais la grande majorité des décisions, même celles rendues par des juges professionnels. Une illustration particulièrement significative de cette attitude nous est fournie par la décision du Conseil constitutionnel sur le traité de Lisbonne[13] renvoyant, à propos des prérogatives des Parlements nationaux, à la motivation dans la décision sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe[14], elle-même inexistante[15].On pensera de même aux exemples cités par Patrick Wachsmann dans son article sur la composition du Conseil constitutionnel[16]. S’agissant de ce dernier, la situation est rendue particulièrement critique du fait des commentaires « officiels » dans les cahiers du Conseil.

On pourrait alors conclure que, de ce point de vue, ce n’est pas la prudence mais une plus grande hardiesse, une posture plus extravertie qui seraient de nature à renforcer la légitimité du juge constitutionnel. Plus il explique, plus il peut pousser son contrôle. Ce que les moyens de contrôle apportent à ou retirent de la légitimité dépend donc aussi de l’ampleur de la motivation. En effet, le pouvoir discrétionnaire du juge, de prime abord réducteur de sa légitimité, peut au contraire apparaître nécessaire et donc légitime si c’est le moyen pour le juge de s’acquitter de la fonction qui lui a été confiée, par ex. la garde de la Constitution, le développement des droits fondamentaux ou encore l’interprétation de la Constitution au regard des exigences du droit international ou européen. Je voudrais étayer cette idée par une rapide comparaison avec l’Allemagne.


C – Étude de contraste : la légitimité de la Cour constitutionnelle allemande


       À cette fin, j’évoquerai rapidement le statut et les compétences de la Cour pour insister ensuite sur la structure des arrêts.


1 – Le statut de la Cour

La Cour constitutionnelle n’est pas seulement l’une des juridictions suprêmes mais elle est devenue un organe constitutionnel. Tout en étant placée en dehors de la hiérarchie juridictionnelle, elle était au départ rattachée au ministère de la justice. Son budget, son personnel, bref, tout son fonctionnement était décidé dans ce ministère et les contacts avec la chancellerie par ex. ne pouvaient passer que par l’intermédiaire de ce ministère. Cette situation de « simple » égalité avec la Cour fédérale de justice paraissait tellement agaçante à certains que l’un des juges, le professeur Leibholz, avait, dès 1952, pris l’initiative de rédiger un rapport sur le statut de la Cour et l’avait soumis au gouvernement. Ce rapport a certes fait l’objet de critiques mais le gouvernement, compte tenu des affaires pendantes devant la Cour, l’a accepté et en a tiré toutes les conséquences. Si donc aujourd’hui la Cour dispose de son budget propre et si son président est présent à toutes les cérémonies officielles aux côtés du chancelier et du président de la République, elle ne le doit qu’à elle-même[17].


 2 – Les compétences de la Cour

La Loi fondamentale a doté la Cour constitutionnelle de nombreuses et importantes compétences mais elle avait conçu la protection de la Constitution comme un système de recours différenciés, donnant lieu à des types de procès et des questions juridiques différentes. Cette idée s’exprime dans le principe de séparation des contentieux[18] que la Cour s’est efforcée, aidée en cela par les acteurs, d’effacer largement dans sa pratique. D’un côté, cela lui a permis de renforcer tant la prééminence des droits fondamentaux que la sienne propre ; de l’autre, cette pratique n’a pu qu’accentuer encore l’omniprésence et l’omni-compétence de la Cour et, par là, la domination du droit sur la politique ou du juge sur le législateur avec les risques que cela implique pour sa légitimité.

Pourtant, la Loi fondamentale n’a pas explicitement qualifié la Cour de gardienne de la Constitution. Il n’empêche que cette dernière revendique cette fonction. Elle peut s’appuyer à cet égard tant sur le statut qu’elle a su s’arroger que sur l’instrument du recours constitutionnel introduit par une révision constitutionnelle. La Verfassungsbeschwerde s’est en effet avérée comme le moyen le plus efficace pour contrôler la jurisprudence des juridictions ordinaires dès lors que la plupart des recours sont formés contre des jugements. À cet arsenal s’ajoutent les textes constitutionnels conférant aux droits fondamentaux un rôle premier : ces droits sont directement applicables ; les pouvoirs publics sont appelés à « protéger » la dignité humaine, c'est-à-dire à adapter son régime aux exigences des circonstances concrètes ; les principes fondateurs des droits fondamentaux sont déclarés intangibles (art. 1).

       La place et le rôle de la Cour contrastent ainsi nettement avec ceux dévolus au Conseil constitutionnel. Tant le rôle traditionnellement fort du pouvoir judiciaire en Allemagne que la volonté de hisser au sommet de la Loi fondamentale la protection des droits fondamentaux et l’État de droit ainsi qu’enfin les efforts déployés par la Cour elle-même pour consolider son autorité jouent en faveur de la légitimité du juge. Au surplus, ce dernier a élaboré toute une méthode de raisonnement et de présentation de ses décisions afin de mieux convaincre.


3 – La structure des arrêts : les standards [19]

Les arrêts de la Cour sont subdivisés en grandes parties intitulées respectivement A, B, C et parfois D. La partie A comporte l’énoncé de l’objet du litige et de la procédure suivie. La partie B est consacrée à la recevabilité et la partie C à la motivation. Celle-ci prend d’abord une place quantitative assez grande de 20 à plus de 100 pages mais surtout elle se divise à son tour en deux rubriques bien distinctes. Le CI. expose les critères de constitutionnalité, les standards au regard desquels la Cour compte examiner le cas concret. À ces développements très doctrinaux succède le CII. qui applique ces principes au cas d’espèce et en tire les conséquences en termes de constitutionnalité.

Cette manière de procéder a fait dire à un auteur que l’établissement de ces standards revient pour la Cour à créer un étage intermédiaire entre les normes constitutionnelles et leur application, étage qui tout en n’étant pas normatif par lui-même, est en pratique traité comme tel[20]. Or ce sont ces standards qui seront perçus comme traduisant les principes directeurs de l’arrêt, qui font jurisprudence. Souvent, la partie consistant en l’application de ces principes est oubliée ou négligée. Cette présentation donne aux arrêts un caractère quelque peu stéréotypé, détaché du contexte, suggérant une continuité là où elle n’existe pas toujours, gommant ainsi les circonstances particulières – éventuellement les soubresauts politiques – ou encore les infléchissements de jurisprudence. La partie CI. contient donc de véritables arrêts de règlement pour utiliser une terminologie plus française. Là encore, c’est la Cour elle-même qui a forgé cet instrument à la fois si précieux et si périlleux pour sa légitimité.


4 – La structure des arrêts : le contrôle de proportionnalité

Ce n’est pas pour autant que la partie CII. soit négligeable, puisque c’est là que se déploie, s’il y a lieu, le contrôle de proportionnalité, moyen d’ajustement entre les principes et les contingences, le cas échéant entre le droit et la politique. Comme en France, il y a eu en Allemagne une transposition de ce contrôle du contentieux administratif vers le contentieux constitutionnel. Il n’en demeure pas moins que la Cour constitutionnelle a grandement affiné l’instrument et surtout qu’elle a largement contribué à sa diffusion au-delà des frontières allemandes. Comme en France et partout ailleurs, ce test peut comporter des intensités variables. À cet égard, c’est sans doute l’expression utilisée par la CourEDH de la « marge d’appréciation » qui est la plus parlante et qui montre bien le caractère discrétionnaire (pour ne pas dire arbitraire ou aléatoire) de ce qui doit relever du droit et du contrôle juridictionnel et de ce qui ressort à la liberté (politique) des acteurs.

À regarder la pratique de ce contrôle de plus près, on ne saurait affirmer que la légitimité de la Cour est ou a été plus grande lorsque le contrôle est restreint. On pensera aux recours contre les dissolutions du Bundestag[21], l’enlèvement de Schleyer[22] ou l’affaire des foulards portés par les enseignants[23]. On pourrait y ajouter la jurisprudence en matière de lutte antiterroriste. Dans tous ces cas, la retenue était sans doute jugée nécessaire par la Cour mais ce ne sont pas ces arrêts qui ont contribué à sa popularité. Ce serait plutôt l’inverse alors que dans les affaires « traité de Maastricht »[24] ou « traité de Lisbonne »[25] par ex., une plus grande marge d’appréciation laissée aux acteurs politiques eût pu paraître opportune. On pourrait d’ailleurs certainement faire des observations similaires concernant la Cour européenne des droits de l‘homme.

       Sans nul doute, les différences avec la situation française sont accusées. Au-delà de ces différences, cette brève excursion permet cependant également certaines constatations : d’abord l’emprise de la contextualité. La Cour constitutionnelle allemande n’aurait jamais pu conquérir la place qui est la sienne sans les éléments factuels et historiques de la fin de la 2ème guerre mondiale, sans la culture allemande de vénération du droit, de la dogmatique, des juristes et des professeurs d’université et sans le texte de la Loi fondamentale. Ensuite et néanmoins, cet exemple montre combien la légitimité est fragile et toujours à reconquérir. Même le juge constitutionnel allemand, sans doute le plus puissant en Europe, n’y échappe pas, certains estimant même que ses heures de gloire sont désormais révolues[26]. Il est temps à présent de revenir vers le Conseil constitutionnel pour voir si et comment son positionnement dans le paysage constitutionnel européen peut contribuer à sa légitimité.


II – La position du juge constitutionnel français dans le paysage constitutionnel européen


Ce paysage a connu de véritables bouleversements depuis quelques décennies. Les mots d’ordre sont ici : européanisation et internationalisation des droits nationaux en même temps que constitutionnalisation du droit européen. Il est déjà classique de se féliciter de la convergence des droits nationaux et plus actuel de fêter l’unification juridique des droits fondamentaux en Europe avec le projet d’adhésion de l’UE à la CEDH. Ces mouvements de fond ont profondément affecté toutes les juridictions constitutionnelles nationales et souvent leur légitimité.

Les Cours constitutionnelles ont trouvé des issues variées. Parfois c’est le raidissement, la résistance nationale qui l’a emporté, parfois au contraire la soumission et toutes les situations intermédiaires. Les solutions mises au point pour gérer cette épreuve, apparaissent – mais cela relève surtout d’un jugement de valeur subjectif – tantôt élégantes (Espagne, Estonie), tantôt plus bancales (France, Allemagne, Pologne).

Quoi qu’il en soit, le Conseil constitutionnel semble jouer dans ce concert une partition malaisée ou du moins assez ambiguë de flottement entre la crispation sur des positions purement nationales et la coopération avec ses partenaires nationaux et européens (A). Mais si on y réfléchit de plus près, on peut penser que cette ambiguïté ne fait que rejoindre ou refléter celle qui entoure le droit européen actuel, en particulier les droits fondamentaux (B).


A – L’ambiguïté du rôle et des prises de position du Conseil constitutionnel


Valérie Goesel-Le Bihan évoque à ce titre une « voie impure » du Conseil constitutionnel « entre droit national et droit constitutionnel étranger ou européen ». L’expression me paraît bien choisie, d’autant que l’adjectif impur contient lui-même une forte dose d’ambiguïté : le droit doit-il, peut-il – encore aujourd’hui – être pur ?

Toujours est-il que cette impureté ou ce flottement ne résulte pas seulement de la jurisprudence constitutionnelle mais est encore accentué par les relations du juge avec la doctrine.


1 – Les incompréhensions entre le juge et la doctrine

À première vue, on pourrait avoir l’impression contraire : celle d’une bonne entente entre les deux acteurs, la doctrine s’évertuant à commenter et à systématiser la jurisprudence du Conseil. Mais ce qui vaut pour le juge vaut a fortiori pour la doctrine : la culture nationale française ne valorise ni le juge ni encore moins les universitaires. Seuls le Conseil d’État et les diplômés des grandes écoles sont réputés appartenir à l’élite mais ce n’est pas là qu’on cultive la connaissance du droit comparé ni plus généralement la recherche juridique. Tant et si bien que, dans l’ensemble, la doctrine a adopté une position de respectueuse soumission au juge, favorisée également par la prédominance du positivisme juridique en France. Dans ces conditions, la communication entre les deux acteurs va plutôt du juge vers la doctrine que l’inverse.

Cela n’explique certainement pas suffisamment l’absence d’une théorie générale des libertés[27] et l’absence d’une recherche plus systématique des réceptions de droit externe (national ou européen) effectuées par le Conseil constitutionnel. Toutefois, cette situation n’est pas immuable. D’une part, le Conseil constitutionnel pourrait lui-même contribuer à une amélioration s’il motivait davantage ses solutions. D’autre part, des changements se dessinent du côté de la doctrine qui devient plus curieuse du droit comparé et de théorie du droit. La journée actuelle en témoigne. 


2 – La jurisprudence constitutionnelle en matière européenne


D’un côté, le Conseil constitutionnel refuse de s’intégrer dans un réseau juridictionnel européen en conférant à la Constitution française – qui pourtant ne brille pas par sa clarté, du moins dans le domaine des droits et libertés – une spécificité et un contenu purement national.

Ainsi il s’est efforcé de préserver la sévérité du droit des étrangers français à l’encontre des exigences que la CJUE a formulées afin d’accélérer le retour des étrangers irréguliers ressortissant de pays tiers[28]. Il a persisté en outre jusqu’à il y a quelques jours dans son refus à effectuer un renvoi préjudiciel devant la CJUE lequel pourrait pourtant souvent contribuer à éviter un conflit. Il semble l’avoir enfin compris puisque le 4 avril 2013, il a inauguré ce dialogue à propos du mandat d’arrêt européen[29]. À l’encontre de la jurisprudence de la CourEDH, il a réaffirmé le secret de la défense nationale[30], limité le régime de la garde à vue[31]aux placements sous la contrainte ou justifié la discrimination entre enfants naturels et adultérins[32].

De l’autre côté, cependant, on peut noter des efforts indéniables pour harmoniser le droit européen avec le droit français et la volonté d’éviter des conflits. En témoignent non seulement nombre de décisions intervenues en procédure pénale mais encore la jurisprudence sur la Constitution européenne[33], sur les directives[34] et la revalorisation de l’art. 88-1 comme base des transferts de compétence. On peut désormais y ajouter l’acceptation de pratiquer un renvoi préjudiciel.

Cette forte ambiguïté ne peut qu’affecter sa légitimité laquelle ne peut ainsi se nourrir ni d’une participation fervente au cercle des juges européens ni du panache d’un souverainisme assumé. Pourtant elle reflète finalement assez exactement l’une des interrogations autour du droit européen « multi-niveau », particulièrement développé en matière de droits fondamentaux.


B – L’ambiguïté entourant les droits fondamentaux en Europe


À travers le traité de Lisbonne donnant valeur de droit primaire à la Charte des droits fondamentaux et le projet de traité d’adhésion de l’UE à la CEDH, on assiste à une unification impressionnante du droit des droits fondamentaux en Europe. Cette unification s’est construite sur les convergences progressives obtenues dans le cadre du droit de la CEDH et de celui de l’UE. Les deux sont donc appelés à se rejoindre dans l’adhésion de l’UE à la CEDH.


1 – Les artifices de l’unification

Si on prend en compte la diversité nationale là où est censée s’accomplir la convergence, on peut en effet voir dans cette unification une forme d’hypocrisie. Car la convergence, certes considérable et indéniable, ne concerne souvent que les principes, celui par ex. de la démocratie, de l’État de droit, de la protection des droits fondamentaux ou du contrôle de proportionnalité. Les modalités plus concrètes révèlent des divergences parfois notables de telle sorte qu’il n’est exagéré de parler alors d’une renationalisation du droit européen.

Ce raisonnement vaut aussi pour les réceptions de droit étranger. Celles-ci laissent rarement intact le contenu de la réception. L’histoire de la colonisation l’illustre de manière particulièrement tangible. Dès lors, où situer, comment délimiter les réceptions du droit externe par le Conseil constitutionnel ? La question se complique du fait que de telles réceptions ne cadrent pas forcément bien avec la culture ou les textes constitutionnels. L’analyse contextuelle est ici de mise à nouveau. Elle permet de savoir dans quelle mesure les transpositions et les réceptions sont a priori compatibles avec le système.

Les polarités sont ici constituées par la Norvège, d’un côté, dont la Constitution est fort brève et ancienne et dont la culture juridique fait appel, depuis longtemps, à des inspirations extérieures, que ce soit le parlementarisme britannique ou la CEDH. À l’autre bout, on trouve l’Allemagne, championne du patriotisme constitutionnel et convaincue d’avoir le meilleur système juridique du monde ; il est clair qu’ici les réceptions seront rares ou alors imposées, par ex. par la primauté du droit de l’UE. La France se trouve à cet égard plus près de l’Allemagne que de la Norvège si bien que, même si réceptions il y a, elles seront rarement avouées. Dans ces conditions, il paraît extrêmement difficile, si ce n’est impossible de « prouver » les réceptions accueillies par le juge français[35].


2 – Les obstacles à l’unification


En outre, et ceci importe surtout pour l’application de la Chartedes droits fondamentaux de l’UE ainsi que dans la perspective d’une adhésion de l’UE à la CEDH, l’organisation judiciaire dans les États membres de l’UE se caractérise par une fragmentation peu propice à reproduire au plan national l’unification accomplie à l’échelon européen. C’est ainsi que la Charte a repris la quasi-totalité des droits de la CEDH. Mais au niveau national, le juge compétent pour apprécier la conformité du droit interne avec la CEDH n’est pas forcément le même que celui qui doit se prononcer sur la compatibilité avec le droit de l’UE ou avec la Constitution. L’unification réalisée à l’échelon européen pourrait ainsi rester sans répercussion aucune dans les États membres[36]. En reformulant, on pourrait dire que les conflits ne risquent alors plus tellement d’opposer des ordres juridiques, celui de l’UE, de la CEDH ou des États, mais d’éclater à l’intérieur même des États.

Quelles sont les conclusions que l’on peut en tirer concernant la légitimité des juges et du juge constitutionnel en particulier ? Dans le paysage européen, le dialogue des juges me paraît a priori la meilleure garantie de légitimité pour chacun des juges concernés. On peut en effet considérer que ce dialogue correspond à une sorte de checks and balances où la parole de chacun est à la fois consolidée et contrebalancée par celle de l’autre. Par une sorte d’équilibre de la terreur, chacun conforte et menace à la fois la légitimité de l’autre. Mais si les risques de conflits sont transférés essentiellement au plan national, alors la légitimité des juges nationaux est sérieusement mise en cause. Il importe alors de parer à ce danger mais comment si ce n’est par des remises en question et des réformes profondes ?


Résumé :

Cette contribution se place dans une perspective de droit comparé. Elle vise à situer d’abord le lien entre la légitimité et les moyens de contrôle dans les contextes variés des textes, des cultures et des histoires. À cet égard, le contraste de légitimité entre la Cour constitutionnelle allemande et le Conseil constitutionnel français est frappant. En passant ensuite au plan européen, elle montre l’ambiguïté des positions adoptées par le Conseil constitutionnel et en quoi celle-ci est partagée par le droit européen pour s’interroger enfin sur l’impact de ces positions en termes de légitimité.


Termes significatifs :

L’office du juge – les conceptions de la démocratie – droit et politique – relations entre la doctrine et la jurisprudence – ouverture au droit étranger et européen.




[1] M. Jestaedt, O. Lepsius, C. Möllers, C. Schönberger, Das entgrenzte Gericht. Eine kritische Bilanz nach sechzig Jahren Bundesverfassungsgericht, Suhrkamp, 2011.

[2] Il est important de noter à ce sujet la prépondérance des professeurs parmi les juges de la Cour constitutionnelle.

[3] M. Stolleis, Herzkammern der Republik. Die Deutschen und das Bundesverfassungsgericht, C.H. Beck, 2011.

[4] V. Goesel-Le Bihan, « Légitimité du Conseil constitutionnel et moyens du contrôle exercé : retour sur une analyse récente », cette Revue.

[5] R. Sacco, La comparaison juridique au service de la connaissance du droit, Economica 1991, p. 118 sq.

[6] Ce qui revient à opter pour une position médiane entre les conceptions traditionnelles pour lesquelles la signification de la norme résulte exclusivement du texte et le réalisme pour lequel seul l’interprète découvre le sens.

[7] Ainsi notamment la CEDH, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, la Loi fondamentale, la Constitution espagnole, etc.

[8] Elle s'est développée en particulier dans le domaine du parlementarisme.

[9] Telles que des minorités, des collectivités territoriales, les Églises.

[10] Ces régimes spéciaux peuvent concerner les mécanismes de représentation ou les structures territoriales.

[11] C. Grewe, H. Ruiz Fabri, Droits constitutionnels européens, Puf, 1995, p. 224 sq. 

[12] V. C. Grewe, « Le statut du Conseil constitutionnel à la lumière des enseignements du droit comparé », Anuario iberoamericano de Justicia constitucional, 2004, n° 8, p. 189.

[13] cc, n° 2007-560 dc du 20 décembre 2007, Traité de Lisbonne, Rec. p. 459.

[14] cc, n° 2004-505 dc du 19 novembre 2004, Traité établissant une Constitution pour l’Europe, Rec. p. 173.

[15] Cons. 29 de la déc. n° 2007-560 dc, Lisbonne.

[16] P. Wachsmann, « Sur la composition du Conseil constitutionnel », Jus politicum, 2010, n°5, www.juspoliticum.com.

[17] Voir sur ce point C. Schönberger, « Anmerkungen zu Karlsruhe », in M. Jestaedt, O. Lepsius, C. Möllers, C. Schönberger, Das entgrenzte Gericht. Eine kritische Bilanz nach sechzig Jahren Bundesverfassungsgericht, Suhrkamp, 2011, pp. 11 (23 sq.) et la bibliographie citée.

[18] C. Grewe, « À propos de la diversité de la justice constitutionnelle en Europe : l’enchevêtrement des contentieux et des procédures », in Les droits individuels et le juge en Europe, Mélanges en l’honneur de M. Fromont, Pu de Strasbourg, 2001, p. 255.

[19] V. sur ces points O. Lepsius, in Das entgrenzte Gericht, préc. p. 161.

[20] Ibidem, pp. 161 (174).

[21] CCF, 2ème Chambre, 62,1 du 16 février 1983, -- 2 BvE 1, 2, 3, 4/83 – et CCF, 2ème Chambre, 114, 121 du 25 août 2005, - 2 BvE 4, 7/05.

[22] CCF, 1ère Chambre, 46,160 du 16 octobre 1977, -- 1 BvQ 5/77.

[23] CCF, 2ème Chambre, 108, 282 du 24 septembre 2003.

[24] CCF, 2ème Chambre, 89, 155 du 12 octobre 1993, -- 2 BvR 2134, 2159/92 -- ; C. Grewe, « L’arrêt de la Cour constitutionnelle fédérale allemande du 12 octobre 1993 sur le Traité de Maastricht : l’Union européenne et les droits fondamentaux », RUDH, 1993, p. 226 et trad. de l’arrêt, p. 286.

[25] CCF, 2ème Chambre, 123, 167 du 30 juin 2009, - 2 BvE 2/08 -- 2 BvE 5/08 -- 2 BvR 1010/08 -- 2 BvR 1022/08 -- 2 BvR 1259/08 -- 2 BvR 182/09 ; C. Grewe, « L’après-Maastricht ou la fin de la politique ? L’arrêt de la Cour constitutionnelle fédérale du 30 juin 2009 sur le traité de Lisbonne », AIJC, 2009, p. 508.

[26] C. Schönberger, « Anmerkungen zu Karlsruhe », in Das entgrenzte Gericht, préc. p. 11 (57 sq.).

[27] Voir O. Beaud, « Remarques introductives sur l’absence d’une théorie des libertés publiques dans la doctrine publiciste. Ouverture d’un colloque à l’Institut Villey, », Jus politicum, 2011, n° 5, www.juspoliticum.com

[28] Voir notamment cc, 2011-631 dc du 9 juin 2011, Loi relative à l‘immigration, à l’intégration et à la nationalité, Rec., p. 252 et cc, n° 2011-217 qpc du 2 février 2012, M. Mohammed Akli B., Rec., p. 104

[29] cc, n° 2013-314 QPC, 14 juin 2013, Jeremy F., JORF du 16 juin 2013 p. 10024. La question porte sur le droit de recours et le délai pour statuer sur une demande d’extradition.

[30] cc, n° 2011-192 QPC du 10 novembre 2011, Mme Ekaterina B., épouse D., et autres, Rec. p. 528.

[31] cc n° 2011-191/194/195/196/197 qpc du 18 novembre 2011, Mme Élise A. et autres [Garde à vue II], Rec. p. 544.

[32] cc n° 2011-186/187/188/189 qpc du 21 octobre 2011,Mlle Fazia C. et autres [Effets sur la nationalité de la réforme de la filiation], Rec. p. 519.

[33] Tant en ce qui concerne la Charte des droits fondamentaux que la primauté du droit de l’Union : cc 2004-505 dc du 19 novembre 2004, Traité établissant une Constitution pour l’Europe, Rec. p. 173.

[34] En limitant un éventuel contrôle des directives aux cas d’atteinte à l’identité constitutionnelle : cc, 2006-540 dc du 27 juillet 2006, Loi relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information, Rec. p. 88.

[35] V. C. Grewe, « Les influences du droit allemand des droits fondamentaux sur le droit français : le rôle médiateur de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », RUDH, 2004, p. 26.

[36] V. sur ces points C. Grewe, « Beitritt der EU zur EMRK und ZP 14 : Wirksame Durchsetzung einer gesamteuropäischen Grundrechteverfassung ? », EuR, 2012, p. 285.