La Charte de l'environnement devant le Conseil constitutionnel et les perspectives ouvertes par la voie de la question préjudicielle [1]


Valérie GOESEL-LE BIHAN

Professeur à l’Université Lumière Lyon 2


Devant le Conseil constitutionnel, on pourrait être tenté de dire que, s’agissant de la Charte de l’environnement, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Dans sa décision du 19 juin 2008 où il statuait sur la loi relative aux OGM[2], le Conseil a dit très clairement que l’ensemble des droits et devoirs qui y sont définis a valeur constitutionnelle. S’imposant - je poursuis la lecture de la décision - “aux pouvoirs publics et aux autorités administratives dans leur domaine de compétence respectif”, ils sont donc - et c’est moi qui l’ajoute - invocables devant lui. Quant à la nouvelle question préjudicielle introduite par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, elle devrait permettre aux justiciables “à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction” d’exciper de l’inconstitutionnalité d’une disposition législative au regard des droits garantis par la Charte. En effet, ce sont tous les “droits et libertés que garantit la Constitution” qui sont visés par le nouvel article 61-1 et non les seuls droits et libertés fondamentaux ou les seules libertés fondamentales, ce qui aurait permis de laisser sur le bord de la route certains droits, moins fondamentaux ou plus créances que d’autres.

Sur ces deux points, au moins, les choses sont claires et tant mieux. La procédure applicable en cas de question préjudicielle n’est pour le moment connue que dans ses grandes lignes. Le nouvel article 61-1 prévoit simplement que le Conseil constitutionnel ne pourra être saisi d’une telle question que “sur renvoi du Conseil d’Etat ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé”. Le détail sera donc fixé par une loi organique dont l’adoption est prévue pour la fin du printemps 2009. Il appartiendra sans doute au juge saisi, au stade de l’instruction ou du jugement, d’examiner si la réponse à la question commande bien l’issue du litige, si elle est, sauf exception, nouvelle, et si elle n’est pas manifestement infondée. Quant aux juridictions suprêmes, érigées en second organe de filtrage dans leur ordre juridictionnel respectif, elles ne devront renvoyer au Conseil que les questions sérieuses. On sait déjà, respect de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme oblige, que le principe du contradictoire sera inscrit dans les textes applicables au Conseil. De plus, à la différence de l’instruction qui restera secrète et essentiellement écrite, l’audience de jugement sera publique : les tiers pourront donc y assister, étant précisé que les parties ou leurs conseils auront la possibilité de plaider oralement. Autre précision mais qui reste à confirmer : si j’en crois une conversation que j’ai eue avec Jean-Louis Debré, tous les avocats, et pas seulement ceux aux Conseils, pourront représenter les parties aux différents stades de la procédure, l’objectif étant évidemment de simplifier la tâche du requérant.

L’exigence d’impartialité devra également être respectée, que ce soit par les membres nommés ou de droit du Conseil, ce qui passera peut-être - la LO le dira - par la possibilité ouverte aux parties de demander la récusation d’un juge. Quant à la décision rendue par le Conseil, elle aura la même autorité que celle des décisions rendues a priori et, en application de l’article 62-2 de la Constitution révisée, se limitera normalement à l’abrogation - immédiate ou différée - de la disposition concernée. Ses effets passés pourront toutefois être remis en cause “dans les conditions et limites” déterminées par le Conseil.

Il reste, et ce sera l’objet de notre étude, que devant le Conseil, les problèmes ne sont peut- être que déplacés, l’effectivité de la Charte dépendant finalement de la réponse qu’apporte ou apportera le Conseil à d’autres questions, certes dérivées, mais tout aussi importantes. A quoi bon louer l’ouverture de la saisine si le contrôle exercé par le Conseil sur la Charte ne se réduit qu’à peu de choses, comme le pensent certains ? A quoi bon un contrôle - même restreint - du Conseil si celui-ci ne peut être exercé qu’en partie en cas de question préjudicielle ? Avant de tenter de vous éclairer, je voudrais préciser mon approche : je ne suis pas - et ceux qui le sont ici me le pardonneront - une spécialiste de droit de l’environnement. En revanche, cela fait plus d’une décennie que j’observe et tente de systématiser les moyens de contrôle qu’utilise et invente parfois le Conseil, et c’est cette compétence que j’ai voulu mettre ici au service de la Charte.

1. Première question donc : si les droits et devoirs de la Charte sont dans leur ensemble invocables, quelle protection leur est ou leur sera offerte par le juge constitutionnel ? En d’autres termes, quelle est la nature et l’étendue du contrôle que peut exercer le Conseil sur les dispositions législatives ayant une incidence sur l’environnement ?

Comme c’est le cas pour les autres droits et libertés de valeur constitutionnelle, le Conseil sanctionne les insuffisances et les excès de la loi. Il s’agit là d’une exigence générale, qui vaut donc pour l’ensemble de la Charte, même si les modalités du contrôle exercé sont ou seront variables selon les dispositions en cause. En effet, celles-ci ne sont pas rédigées de manière identique et le juge doit tenir compte de la volonté différente du constituant qu’elles expriment : nature et degrés du contrôle exercé varient donc selon les droits en cause. Je dois d’ailleurs insister sur le fait que, contrairement à une opinion couramment professée par la doctrine et d’ailleurs reprise lors des travaux préparatoires à l’adoption de la Charte, le contrôle exercé par le Conseil constitutionnel n’est pas toujours restreint, au sens de réduit à la sanction du manifeste, que ce soient des insuffisances, des excès ou même, si une opération de qualification est requise, des erreurs d’appréciation. Bien au contraire, le contrôle est, selon le cas, restreint ou entier. Ainsi, et toujours contrairement à ce qui a pu être dit lors des travaux préparatoires, l’équilibre entre le pouvoir d’appréciation du législateur et le pouvoir de contrôle du juge ne va pas seulement passer par la restriction du contrôle de ce dernier à la sanction des seules irrégularités manifestes mais - comme c’est déjà le cas pour les autres droits - par un dessin beaucoup plus subtil des lignes d’intervention de l’un et de l’autre.

Commençons par le contrôle de la suffisance, qui, précisons-le, inclut toujours un contrôle de l’appropriation des mesures prises à l’objectif poursuivi. Qu’est-ce que cela veut dire ? que les mesures, pour être suffisantes, doivent commencer par être adéquates, c’est-à-dire susceptibles de permettre ou de contribuer à permettre la réalisation de l’objectif poursuivi :

a. Soit, premier cas de figure, ce contrôle de la suffisance résulte des textes eux-mêmes. C’est le cas pour l’article 5, qui est le plus précis et ne renvoie pas à la loi le soin de définir ses conditions d’application. Il dispose que dans les conditions prévues, c’est-à-dire “lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement”, “les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en oeuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage”.

Ce contrôle a été exercé dans la décision Loi relative aux OGM rendue le 19 juin 2008[3]. Le Conseil a vérifié que les dispositions prises étaient suffisantes pour éviter la réalisation d’un tel dommage, tant en elles-mêmes que pour ce qui concerne les mesures à prendre par les autres autorités publiques. Deux questions étaient en effet posées au Conseil :

- en premier lieu, le régime de coexistence des cultures avec et sans OGM et les conditions techniques organisant cette coexistence (distance entre les cultures en particulier) suffisaient-ils à assurer le respect du principe, dans la mesure où la présence accidentelle d’OGM dans des cultures sans OGM n’est pas exclue ? Dans la mesure où seules peuvent être autorisées des cultures en plein champ d’OGM qui ne présentent, “en l’état des connaissances et des techniques”, ni dangers ni inconvénients pour l’environnement, le Conseil estime que le principe de précaution est respecté. En d’autres termes, la présence accidentelle d’OGM, estimés non dangereux à un moment t, ne peut être susceptible à ce même moment d’entraîner un dommage grave et irréversible à l’environnement , et donc relever du principe de précaution.

- En second lieu, le législateur avait-il suffisamment précisé les exigences procédurales découlant pour les autres autorités de la mise en oeuvre de ce principe ? Après avoir rappelé les différents éléments du dispositif législatif (mise en place d’un Haut Conseil des biotechnologies pouvant se saisir d’office, évaluation indépendante et transparente des risques pour l’environnement et la santé publique avant toute décision administrative d’autorisation, mise en place des conditions d’une surveillance continue et possibilité pour l’autorité administrative de prendre les mesures appropriées allant jusqu’à la suspension), le Conseil répond que “le législateur a pris des mesures propres à garantir le respect, par les autorités publiques, du principe de précaution à l’égard des organismes génétiquement modifiés”.

Ce contrôle qui est, j’insiste sur ce point, un contrôle entier, c’est-à-dire non restreint aux insuffisances manifestes, s’accompagne d’ailleurs nécessairement d’un contrôle de l’existence du risque encouru, c’est-à-dire de l’applicabilité de l’article 5. Comme l’existence d’un tel risque n’a pas été contestée par les requérants, la décision OGM de 2008 ne statue pas explicitement sur ce point. On peut donc déduire de ce silence - et le commentaire aux Cahiers du Conseil le confirme - que ce contrôle, qui a forcément été exercé, est seulement restreint. En d’autres termes, seules les erreurs manifestes d’appréciation - et il n’y en avait pas en l’occurrence - sont ici susceptibles d’être retenues par le Conseil, son contrôle dépendant davantage des experts. Le Conseil a donc fait sien le double degré de contrôle - restreint de l’applicabilité du principe de précaution, entier des mesures prises - déjà à l’oeuvre en contentieux administratif.

Un contrôle de la suffisance résulte également de l’article 6 de la Charte. Celui-ci prévoit en effet que “les politiques publiques doivent promouvoir un développement durable. A cet effet, elles concilient la protection et la mise en valeur de l’environnement, le développement économique et le progrès social”. Cet article est évidemment moins précis que le précédent. Le Conseil a d’ailleurs indiqué dans sa décision Loi relative à la création du registre international français rendue le 28 avril 2005[4], qu“il appartient au législateur de déterminer, dans le respect du principe de conciliation posé par ces dispositions, les modalités de sa mise en oeuvre”. Comme c’est le cas pour les droits- créances du Préambule de 1946, il exerce donc un contrôle plus fruste : seul le dépassement d’un seuil minimal de protection est susceptible d’être sanctionné, les garanties offertes par le droit en vigueur étant analysées dans leur globalité. La particularité de ce seuil réside toutefois dans le fait qu’il devra être défini par conciliation d’objectifs antagonistes - le seuil doit en lui-même respecter l’exigence de proportionnalité - et que sa fixation risque de devoir se faire à un niveau élevé si elle veut répondre aux exigences européennes telles qu’elles sont désormais inscrites dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Le contrôle exercé ne sera donc peut-être pas “minimaliste” ou “excessivement superficiel” comme on l’a parfois écrit sur ce point, l’assimilation de ce droit aux droits-créances de 1946 présentant des limites. Bref, comme d’ailleurs pour le droit à la protection de la santé, le seuil minimal devra être suffisamment élevé...

Dans la décision précitée, comme le législateur avait prévu que les navires immatriculés à ce registre seraient soumis à l’ensemble des règles de sécurité et de protection de l’environnement applicables en vertu du droit français, le Conseil a estimé que le législateur avait pris “des mesures de nature à promouvoir la sécurité maritime et la protection de l’environnement”. Les exigences de l’article 6 de la Charte de l’environnement ont donc été considérées comme respectées, même si les règles de protection sociale et de rémunération des navigants résidants hors de France étaient quant à elles bien minimales. Elles pourraient en revanche être considérées comme violées, si l’on en croit Sylvie Caudal, dès lors que le contrôle porterait sur les mesures fiscales ou financières anti- environnementales qui subsistent encore, quoique en nombre restreint, dans la législation[5].

Est-il alors justifié de parler d’anesthésie de la Charte de ce côté-ci du Palais-Royal, comme l’ont fait récemment deux auteurs M-A. Cohendet et N. Huten[6] ? On nous permettra d’en douter. Leur critique, qui se fonde pour l’essentiel sur cette décision, est en effet la suivante : le Conseil se serait contenté “d’observer que le législateur a pris en compte des mesures de protection de l’environnement sans contrôler l’efficacité de ces mesures”. Or, comment demander au Conseil, de surcroît en cas de simple mise en oeuvre d’un droit de valeur constitutionnelle - le contrôle ne s’exerce pas sur une restriction apportée à un droit mais sur sa mise en oeuvre - de contrôler l’efficacité de la mesure prise ? Je l’ai déjà dit, le Conseil vérifie aujourd’hui, même dans le cadre du contrôle de la suffisance, l’adéquation des mesures prises, c’est-à-dire l’existence d’un lien rationnel entre la mesure prise et l’objectif poursuivi, contrôle qui semble d’ailleurs ici être entier, en tout cas qui n’est pas explicitement restreint au manifeste. Dans la décision de 2005, les mesures sont ainsi considérées comme “de nature à promouvoir la protection de l’environnement”. Peut-on légitimement demander au Conseil de contrôler leur efficacité sachant que l’appréciation portée sur ce point est le plus souvent éminemment politique, surtout lorsqu’elle a lieu a priori ? ainsi, s’agissant du droit d’obtenir un emploi, va-t-on demander au Conseil de statuer sur l’efficacité de la réduction du temps de travail (lorsque c’est la gauche qui est au pouvoir) ou sur celle de l’allégement des contraintes du droit du travail (lorsque c’est la droite qui y est)? Le Conseil a déjà introduit, il y a plus d’une décennie maintenant, un contrôle de l’adéquation de ces mesures - il faut au minimum que celle-ci ne soit pas manifestement inappropriée à l’objectif poursuivi. Lui demander aujourd’hui de faire le saut dans celui de l’efficacité, en disqualifiant de surcroît toute autre démarche comme anesthésiant les droits constitutionnels, me paraît excessif, parce que trop négateur du pouvoir d’appréciation que doit nécessairement conserver le Parlement dans une démocratie.

Un contrôle du respect des garanties légales nécessaires à la protection des exigences constitutionnelles pourrait d’ailleurs également être exercé. Par ce biais, c’est-à-dire sur le fondement de l’incompétence négative, le Conseil assurerait à certaines règles législatives particulières - ou exigerait de l’adoption de celles-ci - une protection particulière.

b. Soit, et c’est la seconde hypothèse, ce contrôle n’est pas en tant que tel exigé par les textes, et résulte par conséquent du jeu de la jurisprudence générale du Conseil.

Il en va ainsi pour les droits-libertés que sont les droits procéduraux reconnus par l’article 7 de la Charte (droit d’accéder aux informations relatives à l’environnement détenues par les autorités publiques, droit de participer à l’élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l’environnement). Le renvoi au législateur pour préciser “les conditions et les limites” dans lesquelles ces droits s’exercent explique que, là encore, le Conseil s’en tienne à un contrôle assez fruste : celui de la dénaturation du principe en cause. Dans la décision OGM, le Conseil considère que le législateur, en ne prévoyant pas que le registre national des parcelles cultivées en OGM devrait comporter les informations relatives aux études et tests préalablement réalisés sur les OGM, “n’a pas dénaturé le principe du droit à l’information qu’il lui appartient de mettre en oeuvre” dès lors que les avis du haut conseil des biotechnologies rendus sur chaque demande d’autorisation en vue de la dissémination d’OGM sont publics.

Un contrôle de cette nature, qui ne sanctionne que les atteintes portées à la substance des droits concernés, n’est plus exercé par le Conseil que dans de rares hypothèses. Il l’est encore à propos du niveau des ressources allouées aux collectivités locales en cas de création ou d’extension de leurs compétences - celui-ci, fixé par le législateur en vertu de l’article 72-2 de la Constitution, ne doit pas dénaturer le principe de libre administration des collectivités locales - après avoir pendant longtemps servi, s’agissant des restrictions apportées au droit de propriété, à la liberté d’entreprendre et au droit au recours, d’antichambre au contrôle de proportionnalité (la mise en balance ne s’opérait qu’entre l’importance de l’atteinte portée et les garanties prévues et non entre la première et l’objectif poursuivi).

Un tel contrôle est sans doute également applicable à l’obligation de prévention posée à l’article 3 de la Charte et à celle de réparation des dommages causés à l’environnement posée à l’article 4. La rédaction de ces articles est toutefois autre, seules les conditions d’exercice - et non les limites - de ces obligations devant être définies par la loi. Le contrôle de la dénaturation pourrait donc être plus exigeant et inclure, si elles étaient justifiées par la mise en oeuvre de droits ou d’objectifs antagonistes, un véritable contrôle de la proportionnalité des éventuelles restrictions qui leur seraient apportées, comme c’est le cas pour le droit de grève, dont je rappelle qu’il s’exerce également - ce sont les termes mêmes du Préambule de 1946 - dans le cadre des lois qui le réglementent.

Mais les droits-libertés ne sont pas les seuls concernés. Le droit hybride qu’est le droit général de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé posé par l’article 1 - tel qu’il est complété par le devoir reposant sur toute personne de prendre part à la préservation et à l’amélioration de l’environnement posé à l’article 2 - pourrait être protégé à l’identique. Droit créance, il pourrait faire l’objet d’un contrôle du seuil minimal de protection - et de celui du respect des garanties légales - à l’image de celui exercé sur le fondement de l’article 6, qui ne concerne toutefois que l’objectif de développement durable. Droit-liberté, il pourrait faire l’objet d’un contrôle de la dénaturation tout autant que de celui du respect des garanties légales. Même les articles 8 et 9 relatifs à l’éducation et à la recherche - la première devant contribuer à l’exercice des droits et devoirs définis par la Charte et la seconde apporter son concours à la préservation et à la mise en valeur de l’environnement - pourraient être logés à la même enseigne.

Pour conclure sur la suffisance, on peut donc constater qu’un tel contrôle est général, même s’il s’exerce sous des formes différentes (violation directe de la Constitution, dénaturation, contrôle de la mise en oeuvre minimale, respect des garanties légales) en fonction de la rédaction et de la précision des dispositions constitutionnelles en cause. En dehors du principe de précaution, ce n’est donc pas tant l’adaptation d’un dispositif à l’objectif particulier poursuivi - ce qui est déjà de la proportionnalité - que l’existence d’un minimum - global ou spécifique - qui est sanctionnée. Mais la Charte nous réserve quand même une surprise, dans la mesure où le contrôle de la mise en oeuvre des droits-créances inclut, pour la première fois me semble-t-il, un contrôle de proportionnalité, sans doute parce que la mise en oeuvre des nouveaux droits emporte le plus souvent une restriction de droits ou d’objectifs antagonistes dont la protection doit également être assurée.

Cette remarque nous fournit notre transition et va nous permettre d’aborder le contrôle de l’excès des mesures prises. Un tel contrôle, de proportionnalité, n’a encore jamais été exercé par le Conseil, faute de requêtes en ce sens. Mais, lorsque les mesures de protection de l’environnement consistent en des restrictions apportées aux autres droits ou objectifs de valeur constitutionnelle, sachez qu’il peut toujours l’être, même en l’absence de texte le prévoyant.

Rappelons que le contrôle de proportionnalité comporte trois éléments, un contrôle de l’adéquation de la mesure prise - au sens que j’ai déjà indiqué -, un contrôle de sa nécessité - il ne doit pas exister de mesure moins restrictive tant dans son champ matériel que temporel, ni même, pour les atteintes les plus graves aux droits les plus protégés, de mesure alternative de nature différente moins sévère, ce qui veut dire que la mesure, dans ses modalités et parfois même dans sa nature ne doit pas être excessive au regard de l’objectif poursuivi - et, enfin un contrôle de la proportionnalité au sens strict - la règle ne doit pas, par les charges qu’elle crée, être sans commune mesure avec l’objectif recherché. Voilà pour les différents éléments de ce contrôle tels qu’ils ont été rappelés par le Conseil dans sa décision du 21/02/2008 relative à la rétention de sûreté.

Quels en seraient maintenant les degrés ? ce contrôle serait assurément entier, c’est-à-dire non restreint au manifeste, si des droits de premier rang, c’est-à-dire des droits particulièrement protégés par le Conseil, étaient en cause (liberté de communication, liberté individuelle ou droit de grève). En revanche, le contrôle pourrait être restreint en cas d’atteinte à des droits de second rang (principe d’égalité, droit de propriété, liberté d’entreprendre et j’en passe) ou à de simples intérêts généraux même constitutionnalisés (je pense au développement économique et au progrès social de l’article 6 de la Charte). De telles atteintes, contrairement aux premières, étaient d’ailleurs déjà possibles avant l’entrée en vigueur de la Charte, la protection de l’environnement faisant partie de l’intérêt général et ce dernier ayant toujours permis de restreindre certains droits, les moins protégés. On reste donc perplexe lorsqu’on lit, dans le rapport Kosciusko-Morizet présenté à l’Assemblée nationale sur le projet de révision constitutionnelle de 2005, la présentation suivante du droit positif d’avant 2005 : “si le Conseil constitutionnel admet l’intervention du législateur, les dispositions qu’il adopte dans le but d’intérêt général qui s’attache à la protection de l’environnement ne peuvent déroger à une règle, non plus qu’à un principe de valeur constitutionnelle. Il lui est dès lors très difficile de s’engager véritablement dans une démarche de développement durable, l’environnement n’étant pas protégé par des normes de même valeur que le développement économique et social”.

Deux points doivent être précisés :

- il faut sans doute réserver le cas du principe de précaution pour lequel le contrôle exercé sera, même en cas d’excès et quels que soient les droits restreints, vraisemblablement entier. Une telle unité de l’intensité du contrôle exercé est d’ailleurs observable en contentieux administratif. Du fait de la précision de l’article 5 et de l’inscription de l’exigence de proportionnalité dans son énoncé, elle se retrouverait en contentieux constitutionnel.

- Pour la seconde catégorie de droits, les moins protégés, la constitutionnalisation par la Charte des droits liés à l’environnement fera sans doute pencher la balance dans le sens d’un renforcement de la prise en compte des exigences environnementales. Mais elle ne permettra pas tout. En particulier, une dérogation au principe d’égalité, même justifiée par la mise en oeuvre d’un objectif de valeur constitutionnelle, doit en toute hypothèse présenter avec ce dernier un lien direct sur l’existence duquel le Conseil exerce un contrôle entier. En d’autres termes, et pour dire les choses clairement, une extension de la TGAP (taxe générale sur les activités polluantes) du même type que celle adoptée par le législateur en 2000, c’est-à-dire insuffisamment modulée et visant également l’électricité alors que celle-ci ne contribue que très faiblement à l’effet de serre, serait à l’identique déclarée inconstitutionnelle. Charte ou pas Charte de l’environnement, les différences de traitement doivent être en stricte adéquation avec les objectifs poursuivis. Il est donc étrange que la décision du 28/12/2000 Loi de finances rectificative pour 2000[7] ait pu être invoquée, à plusieurs reprises au cours des travaux préparatoires à l’adoption de la Charte, comme appelant, pour la neutraliser, la consécration constitutionnelle des droits liés à l’environnement. La Charte, nous semble-t-il, ne pourra constituer sur ce point l’antidote espéré.

2. Ce contrôle de l’excès, disais-je, comme d’ailleurs celui de nombreuses lois en vigueur, n’a pas encore pu être exercé. Le caractère fermé de la saisine en est le premier responsable. Avec l’admission de la question préjudicielle, le problème - et ce sera ma seconde interrogation - n’est plus de l’interdiction de la saisine - même indirecte - par les personnes, mais des contours exacts des droits et libertés qui pourront faire l’objet d’une telle question et des moyens - des griefs, comme on dit plutôt devant le Conseil - susceptibles d’être invoqués dans ce cadre. Sur ce point, je voudrais simplement dissiper deux malentendus qui pourraient naître :

- quels droits d’abord ? Les droits reconnus par la Charte, dans la mesure où ils ont été abondamment qualifiés par une partie de la doctrine d’objectifs de valeur constitutionnelle - à l’exception, je le précise, du principe de précaution - entrent-ils dans la catégorie des “droits et libertés garantis par la Constitution” issue de la révision de juillet 2008 ? La réponse est sans conteste positive. Le Préambule de la Constitution de 1958 renvoie en effet aux “droits et devoirs définis” dans la Charte et cette qualification d’objectif, purement doctrinale (et d’ailleurs controversée) n’a eu d’autre but que de nier l’invocabilité de ces droits devant le juge ordinaire. Quant aux devoirs, ils ne sont sans doute - et même si la corrélation n’est pas explicite - que le pendant du droit général posé à l’article 1. Ils n’ont donc aucune raison d’être traités à part. Reste évidemment la question, mais qui n’intéresse pas spécifiquement le droit de l’environnement, de savoir si les véritables objectifs de valeur constitutionnelle, c’est-à-dire ceux qui ont été qualifiés comme tels par le Conseil, en feront également partie, l’hétérogénéité de cette catégorie rendant toutefois une réponse générale difficile.

- Quels moyens ensuite ? Il doit être soutenu, dit l’article 61-1, qu’une disposition législative “porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit”. Si le respect de la procédure législative et l’empiétement du législateur sur le domaine réglementaire ne peuvent à l’évidence être invoqués, quid de l’incompétence négative - c’est-à-dire de la méconnaissance par le législateur de l’étendue de sa propre compétence ? Je rappelle que celle-ci a abouti à la déclaration d’inconstitutionnalité - en raison de l’atteinte portée aux secrets protégés - de l’une des dispositions de la loi relative aux OGM, celle qui renvoyait au pouvoir réglementaire le soin de fixer la liste des informations qui ne peuvent en aucun cas demeurer confidentielles. Dans la mesure où l’incompétence négative procède d’une double violation, d’une exigence constitutionnelle d’une part (en l’occurrence le droit à l’information fixé par l’article 7 de la Charte) et de l’article 34 de la Constitution relatif à la compétence législative d’autre part, on voit mal pourquoi ce grief ne serait pas considéré comme permettant de sanctionner une atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution. Il est d’autant plus un moyen de contrôle de la constitutionnalité interne qu’il est aujourd’hui souvent couplé avec celui de la violation de l’objectif de valeur constitutionnelle d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi - tel était d’ailleurs le cas dans la saisine relative à la loi OGM à propos d’une autre disposition, celle concernant les seuils de présence fortuite ou techniquement inévitable de traces d’OGM autorisés.

Quel avenir enfin pour une telle question préjudicielle dans notre champ, c’est-à-dire afin de préserver la Charte ? La concurrence avec le contrôle que peut exercer tout juge du respect de la Convention européenne des droits de l’homme risque d’être limitée, en tout cas plus limitée qu’ailleurs, en raison du caractère limité - et, pour l’instant en tout cas, indirect, “bric-à-brac jurisprudentiel” avait dit Jean-Pierre Marguénaud en 2005[8] - de la protection offerte par cette dernière. De plus, et là l’argument est général - au sens où il dépasse le cas de la Charte - il est prévu que la durée totale de la procédure aboutissant à la décision du Conseil soit brève (le délai de saisine imposé par la LO aux deux juridictions suprêmes devrait être de 3 mois et celui laissé au Conseil pour statuer, également de 3 mois) et la sanction sera de toute façon plus radicale puisqu’elle emportera l’abrogation de la disposition en cause. Pour ces diverses raisons, la “voie constitutionnelle” risque fort de devenir la voie préférée des justiciables, qu’il leur appartiendra d’emprunter avant de se rabattre - si nécessaire et pour exploiter peut-être cette zone expérimentale européenne non couverte par la Charte que décrivait là encore Jean-Pierre Marguénaud - sur la “voie européenne”[9]. Restent toutefois le droit communautaire et les autres conventions internationales, mais d’autres en parleront mieux que moi...

On l’aura peut-être compris, en m’écoutant entre les mots, je ne suis pas Marie-Anne Cohendet, ni même Bertrand Mathieu[10], Marie-Anne Mathieu peut-être, ou plus simplement, vous remerciant de m’avoir écoutée, Valérie Le Bihan.

[1] Cet article reprend le texte dʼune intervention faite à la demi-journée dʼétudes organisée par la Faculté de droit et science politique de lʼUniversité Lumière Lyon 2, le 26/11/2008, sur “Les nouveaux enjeux contentieux du droit de lʼenvironnement”.

[2] Décision n° 2008-564 DC, JORF du 26/06/2008, p. 10228.

[3]Idem.

[4] Décision n° 2005-514 DC, JORF du 4/05/2005, p. 7702.

[5] “La Charte et lʼinstrument financier et fiscal”, RJE n° spécial 2005, p. 243.

[6] “La Charte de lʼenvironnement deux ans après : chronique dʼune anesthésie au Palais-Royal (1ère partie)”, RJE 2007, p. 288.

[7] Décision n° 2000-441 DC du 28/12/2000, JORF du 31/12/2000, p. 21204.

[8] “La Charte constitutionnelle de lʼenvironnement face au droit de la Cour européenne des droits de lʼhomme”, RJE n° spécial 2005, p. 203

[9]Idem.

[10] Lʼopinion de cet auteur est exposée, entre autres, dans “La Charte et le Conseil constitutionnel : point de vue”, RJE n° spécial 2005, p. 131.